Cher Philippe,
La question de savoir comment gérer l’extrême droite dans quelque pays que ce soit demeure un casse-tête considérable pour toutes les démocraties. Mais J.D. Vance et Elon Musk, pour qui gouverner constitue une préoccupation secondaire, semblent penser le contraire. Par agitation et provocation, ils menacent et effraient tous les tenants de la démocratie libérale qui vit des jours très difficiles en soutenant l’AfD (Alternative pour l’Allemagne) sans le moindre scrupule. Voire d’autres extrêmes droites en Europe. Tu connais mon intérêt pour l’Allemagne, depuis mes jours passés comme étudiant à Leipzig au moment des premières manifestations qui avaient précédé la chute du mur. Un essai de Bret Stephens dans le New York Times m’y a ramené alors que les Allemands iront aux urnes ce week-end.
(Je n’ai jamais été parmi ses fans, notamment en raison de son climato-scepticisme. Je le suivais déjà quand il écrivait dans les pages “Opinions” du Wall Street Journal avant de rejoindre le NYT, plus libéral.)
Sa dernière chronique, intitulée “Vance’s Munich Disgrace”, m’a toutefois interpellé. Il remonte à Joseph Goebbels, le chef propagandiste du régime nazi et à une tribune de 1928 dans laquelle il expliquait pourquoi le Parti national-socialiste, bien qu’antiparlementaire, participait aux élections nationales. C’était, selon Goebbels, pour que le NSDAP s’empare “des armes de la démocratie”. Et Goebbels d’ajouter: “Si la démocratie est suffisamment stupide pour nous donner des billets de train gratuits et des salaires, c’est son problème. Cela ne nous concerne pas. Tout chemin pour apporter la révolution nous convient.”
Bret Stephens met en évidence le dilemme permanent des démocraties: comment laisser les ennemis des institutions démocratiques les utiliser pour de l’intérieur poursuivre leur entreprise de destruction? Le chroniqueur estime précisément que l’Allemagne, qui a eu un passé totalitaire, comprend mieux que n’importe quel autre pays à quel point il est important de surveiller en continu les ennemis de la démocratie. C’est dans cette logique, cher Philippe, qu’elle a des autorités qui s’occupent de la protection de la Constitution (Verfassungsschutz). Bret Stephens estime, à juste titre à mon avis, que les Américains, qui se sont battus pour vaincre l’Allemagne nazie, devraient être contents de voir l’Allemagne prêter autant d’attention au maintien de la démocratie et qu’ils devraient en être inspirés.
C’est dans ce contexte que le discours récent du vice-président américain J. D. Vance à la Conférence sur la sécurité de Munich m’apparaît comme un acte d’ignorance et d’arrogance injustifiable, qu’il a représenté un doigt d’honneur à des Allemands qui continuent de mener des efforts pour contenir une extrême droite qui pourrait dépasser les 22% des votes ce dimanche lors des législatives. Or, J.D. Vance n’a rien trouvé de mieux que de snober le chancelier Olaf Scholz et de rencontrer l’égérie de l’AfD, Alice Weidel ou d’aller visiter le camp de concentration de Dachau.
L’administration Trump nage dans ses contradictions et dans l’hypocrisie. Elon Musk, le conseiller qui fustige les bureaucrates qui, selon lui, auraient plus de pouvoir que des parlementaires élus par le peuple, feint de ne pas voir le problème lié à son rôle. Il s’occupe des dépenses militaires alors que lui-même devrait empocher des milliards de dollars grâce à ses contrats avec le Département de la Défense. Elon Musk, comme tu le sais, soutient lui aussi ouvertement l’AfD, allant jusqu’à tenir un “live stream” avec Alice Weidel sur son réseau X. Pour rester sur l’hypocrisie, l’AfD prône officiellement une politique d’immigration radicale ainsi que la défense absolue du fait qu’il n’existe que deux genres, un homme ou une femme. Alice Weidel est pacsée avec une Sri-Lankaise.
J.D.Vance et Elon Musk ont les deux insulté sans vergogne une démocratie qui se bat pour maintenir l’extrême droite, prête à saper l’État allemand, à distance. Pour les Allemands et plus largement pour les Européens, l’épisode est particulièrement douloureux. Il me renvoie à une discussion que j’avais eue lors d’un dîner avec le documentariste américain Michael Moore. Il m’avait dit toute son admiration pour le travail que l’Allemagne avait fait sur son passé. C’était en 2016, peu avant la première élection de Donald Trump. Michael Moore espérait secrètement que les États-Unis fassent le même type de travail à propos de leur propre histoire…
Toutes les contorsions et rationalisations a posteriori de Berne ne cacheront le fait que la réaction de la présidente de la Confédération, la conseillère fédérale Karine Keller-Sutter, au discours de J.D.Vance, exprimait une tolérance particulière de la Suissesse pour un responsable politique américain qui soutient l’extrême droite allemande. “We should know better”, serait-on tenté de lui dire. La Suisse peut-elle agir comme si rien ne se passait dans son environnement géopolitique immédiat? Cela me paraît, cher Philippe, non seulement égoïste, mais potentiellement contraire à son intérêt. Nolens volens, la Suisse appartient à l’Europe même si elle n’en est pas formellement membre.
Aujourd’hui, à la place de soutenir les forces démocratiques, l’administration Trump sabote les institutions américaines et affiche tout son mépris pour les dirigeants allemands et pour les Européens. Ce sont les valeurs mêmes que l’Amérique a pourtant toujours prétendu vouloir promouvoir au cours de l’”American Century” qui sont rejetées avec mépris par la nouvelle équipe au pouvoir. Et avec chaque jour qui passe, il devient de plus en plus clair qu’il ne faut plus guère compter sur une correction d’orbite. L’hebdomadaire Der Spiegel titrait cette semaine en “une” le sentiment qui anime une partie de nos voisins allemands: “Verraten”, “trahis”, faisant référence à Volodymyr Zelensky et aux Allemands eux-mêmes.
Qu’en penses-tu?
- Stéphane
Salut mon cher,
J’ai lu et relu ta lettre avec attention et intérêt. Elle est importante pour expliquer la résonance tout à fait particulière que les mots de J.D Vance ont pris dans la capitale bavaroise. J’ai mieux saisi la signification du moment. Cela dit, tu me permettras de penser que l’offense était délibérée. Elle a aussi probablement été amplifiée par la manière sentencieuse et arrogante avec laquelle il a prononcé son discours. Il faut l’écouter, le lire ne suffit pas.
Cher ami, m’excuseras-tu du retard de ma réponse? Il n’est nullement dû à la procrastination. Mais, comme le cheval qui bloque devant l’obstacle, à un réflexe incontrôlable qui m’a fait, quelques jours durant, être tout simplement incapable de me préoccuper de Donald Trump et de son entreprise de destruction. Laquelle me semble aujourd’hui avoir atteint un niveau supérieur dans son déchaînement de folie absolue. Je te parle ici de l’après-Munich, de Riyad et de l’abandon de l’Ukraine et des alliés au profit de Moscou, l’agresseur. Je parle de ses élucubrations récurrentes à propos d’un troisième mandat, de son message sur Truth Social dans lequel il s’estime “impunissable” par la justice, car “celui qui sauve la nation” ne peut pas être condamné pour ses actions.
Je vais, si tu me permets, rester sur la question de Donald Trump et de la guerre à laquelle on le dit congénitalement opposé. Vraiment ? Fais le compte, en un mois de présidence, il en a déclaré quatre. Elle sont certes sans soldats, mais elles ont leurs généraux. Une, intérieure, contre le gouvernement fédéral et les institutions américaines, une autre, commerciale et désormais globale, une troisième, idéologique et virulente contre les valeurs libérales, l’État de droit et la justice sociale. La quatrième est celle que vient de déclarer son vice-président dans sa philippique anti-européenne prononcée à Munich.
Voilà pour les hostilités récentes. Parlons de celles dont il hérite puisqu’on le sait rêver à voix haute d’un prix Nobel de la Paix. Là, il m’apparaît d’abord intéressé par ce qu’il voit comme de bonnes affaires ; construire une Riviera à Gaza après en avoir exproprié 2 millions d’habitants au mépris du droit international humanitaire. Au Vieux-Continent qu’il dédaigne tant, aligné sur Moscou et accusant Volodymyr Zelensky d’avoir initié le conflit, il propose maintenant de vassaliser l’Ukraine en exigeant que Kiev rembourse à l’Amérique l’aide octroyée depuis le début de la guerre en payant 500 milliards de dollars sous la forme de minerais rares et d’infrastructures dont, selon l’avant-contrat, les États-Unis auraient alors l’exclusivité à perpétuité. Stéphane, n’importe quel esprit sain se réjouirait naturellement d’une cessation des hostilités, puis d’une paix, dans les deux théâtres. Le point que j’avance est le suivant: je n’achète pas l’image de Donald Trump comme faiseur de paix. Je ne parviens pas à croire qu’il a suffisamment d’empathie pour être préoccupé par les Ukrainiens ou les Russes morts au champ de bataille ou par les Palestiniens. S’il s’agite aujourd’hui, c’est que ces deux guerres sont pour lui des nuisances, des irritants, et qu’elles ont un coût. L’as-tu jamais entendu parler du Soudan, du Congo? La paix ne l’intéresse pas ; ses seules obsessions sont le pouvoir personnel et l’argent. Sa seule motivation à agir, la revanche. Je reviens à l’Ukraine. Il est évidemment impossible de savoir véritablement ce qui explique ce pivot vers Moscou. Mais je peine à croire que là encore, il n’y a pas un élément personnel en jeu en plus du refus du président ukrainien de laisser son pays se faire dépouiller des bénéfices de ses ressources naturelles: le 25 juillet 2019, lors d’une conversation téléphonique, Donald Trump avait, en échange d’un envoi de missiles américains, demandé au président ukrainien qu’il enquête sur Joe Biden et son fils Hunter. On se souvient de la suite. En décembre de la même année, estimant qu’il y avait eu abus de pouvoir et obstruction de justice, les Démocrates avaient ouvert la première tentative de destitution de Donald Trump.
Mon cher, nous nous interrogeons depuis le début sur ce qui pourrait faire entrave à Donald Trump et d’où viendrait la résistance. De la justice? De l’opposition? Des syndicats? Ma réponse est qu’elle pourrait en plus venir des rangs mêmes de ses électeurs. Ils sont, si j’en crois ce que je lis, de plus en nombreux à se dire que non, ça n’est tout de même pas pour ça qu’ils avaient voté.
-Philippe
Cher Stephane et Phillippe: you make my days! Un très grand merci pour vos lettres. Elles me rappellent la "Correspondance d'un coin à l'autre" de Ivanov et Guershenzon, deux intellectuels russes piégés dans un sanatorium pendant la guerre civile. Si notre civilisation tient le coup, on se réjouira de vous lire en livre! Merci encore