#13: Les Etats-Unis sont ils encore fiables?
Pour beaucoup d'observateurs, l'implosion menace.
Salut mon cher,
Vacances scolaires obligent, je t’écris d’une Genève encore plus calme que d’ordinaire. Et à chaque jour qui passe, une évidence s’impose à l’Europe: après nous avoir lié depuis toujours avec l’Amérique, l’Atlantique désormais nous sépare. Soudainement, la traversée, par le passé toujours attendue, festive, suscite d’autres interrogations, parfois prenantes. Tu me diras que New York reste New York. L’enseigne a changé de propriétaire. Je crains tout de même que les vieilles saveurs deviendront vite fadasses.
L’Ukraine est l’agresseur, Volodymyr Zelensky un dictateur… A l’ONU, les Etats-Unis ont voté avec la Russie, la Biélorussie et la Corée du Nord. Stéphane, avec et sous Trump 2, plus rien n’échappe au domaine de l’impensable. Parfois pour le pire. C’est assez épouvantable. Mais les sentiments ne comptent pas. Le mot qui convient est “inquiétant”. Les choses ont tout de même le mérite d’être de plus en plus claires. L’analyse des pièces à conviction qui révèlent l’étendue du pivot historique de l’Amérique ne laisse plus guère de doute. L’Europe n’a rien vu venir. Nous sommes dans une phase aigüe depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Mais elle n’a pas su, ou voulu, lire les signaux envoyés de l’Amérique qui depuis longtemps, tous partis à la Maison-Blanche confondus, nous indiquaient sa volonté de revisiter sa relation transatlantique et plus largement son engagement dans le monde. Je me souviens, mon cher, de tes papiers de l’époque quand, de Washington tu racontais comment Barack Obama et Xi Jinping construisaient un nouvel axe autour du bassin Pacifique. Il était déjà clair que, par définition, ça modifierait la relation américaine avec le Vieux-Monde. Après avoir émoussé nos sens, les rentes de situation finissent toujours par nous assoupir.
Ce qui se passe aujourd’hui, à vitesse hypersonique, nous permet ainsi d’abandonner nos illusions, de sortir de nos dénis et de ne pas nous raconter de nouvelles histoires face à la situation. Celle, par exemple, qui consisterait à placer beaucoup d’espoirs dans le fait que Trump 2 –comme on le disait déjà de Trump 1– ne sera qu’un phénomène passager, ou que par aménagement, flagornerie ou apaisement, la nouvelle orientation de la politique étrangère américaine pourrait, en l’état, être infléchie de manière significative. La réalité, mon cher Stéphane, est que de quelque manière que tu t’empares de l’équation, le fossé entre l’Europe et les Etats-Unis est devenu immense. Même si dans 4 ou 8 ans les Démocrates parvenaient à reconquérir la Maison-Blanche, le combler ne sera pas une priorité. Je peux me tromper bien évidemment, et je le souhaite. Mais, si l’histoire doit nous servir de guide, j’aime mieux partir de l’hypothèse du pire.
“Decoupling” et “derisking”, les deux mots que les Etats-Unis utilisaient, post-pandémie, dans la rédéfinition de leur relation avec la Chine, ces mêmes deux mots sont maintenant ceux que l’Europe devra très logiquement appliquer dans sa propre relation avec les Etats-Unis. La difficulté est évidemment que ce découplage qui nous est imposé prendra du temps, beaucoup de temps. On le voit en Ukraine. Sans la poursuite d’un appui militaire américain, l’Europe ne pourra pas garantir totalement la sécurité du pays si un cessez-le-feu devait être déclaré. Il faudra donc composer longtemps. Les diplomates et tous les négociateurs qui se frottent à la nouvelle administration américaine ont déjà découvert le goût amer des couleuvres. Ils sont aussi bien avisés d’abandonner Machiavel et Talleyrand au profit de traités de psychologie. Le comment traiter avec Trump est à inscrire d’urgence dans la formation des nouvelles générations de diplomates. J’y ajouterai, d’ailleurs, l’étude des technologies et de leur développement.
C’est en pensant à tout ça avant de t’écrire ces lignes que j’ai relu ces jours-ci “La Métamorphose du Monde” d’Ulrich Beck, un bouquin que je conserve précieusement à portée de main. Je sais toujours où est “mon Beck”, bigarré par des années de stabilobossage assidu. Décédé prématurément en 2015, le sociologue allemand reste pour moi l’un des penseurs les plus stimulants de l’époque. C’est lui qui dans les années 80 avait développé le concept de “sociétés à risque”, parlant de nos sociétés post-industrielles et technologiques menacées par les accidents industriels, les pandémies, la pollution, toutes avec des effets planétaires, toutes aussi reçues globalement sur nos écrans. Tentant de s’expliquer à lui-même un monde qu’il estimait déjà devenu insaisissable –c’était avant le Covid, avant l’Ukraine, avant Gaza, avant tout serais-je tenté d’écrire–, il amenait, dans son dernier ouvrage, à une nouvelle maturité son concept de « métamorphose ». Un concept qui permettait à ses yeux de penser nos sociétés modernes qui produisent de manière systémique des risques qu’elles ne parviennent pas à pleinement contrôler. La transformation désigne des changements qui peuvent être très importants mais qui s’opèrent au sein d’un cadre de référence existant, à l’intérieur d’un système de pensée et d’organisations sociales qui demeure globalement inchangé.
La métamorphose en revanche, dit Beck, concrétise une césure infiniment plus profonde où non seulement les institutions et les pratiques changent mais aussi où les catégories et les matrices mentales à l’aide desquelles nous appréhendons le monde sont irrémédiablement bouleversées.
Stéphane, voilà à mes yeux qui décrit bien le point où nous sommes parvenus aujourd’hui. Nous sommes au-delà des clichés des Power Points sur les “transformations” et les “mutations”, sur la “seule certitude c’est l’incertitude”, au-delà des “polycrises”. Sur fond de haute dangerosité du monde, je pense effectivement que nous sommes entrés dans le temps de la métamorphose. La plupart de ces conditions propices à son avènement prédataient la réélection de Donald Trump. Mais ce dernier en est le catalyseur et l’accélérateur. Dans la poursuite de ma lecture «beckienne» du moment, j’émets donc l’ hypothèse que pour l’Europe, dans laquelle j’inscris la Suisse, la menace que représente le trumpisme sera de deux natures. La première, ainsi qu’on le voit déjà, est celle d’une hostilité ouvertement exprimée qui scelle l’abandon de valeurs communes au sein de ce qui s’appelait encore il y a quelques semaines le « bloc occidental ». Un bloc que reconnaissait Vladimir Poutine et qu’il craignait, le nommant « l’Occident collectif ». (La volte-face américaine est une victoire absolument majeure pour le Kremlin.) La seconde menace vient des risques directs et collatéraux contenus dans le projet trumpien, lesquels pourraient, pour un nombre croissant de commentateurs, conduire à l’implosion de la société américaine. La machine pourrait soudainement s’emballer et par convulsions provoquer des accidents impossibles à contenir. J’utilise Beck pour avancer mon argument, mais c’est bien aujourd’hui, comme tu le sais, le débat qui anime les commentateurs américains les plus avisés. Les plus sombres considèrent d’ailleurs que cette implosion ne sera pas accidentelle mais délibérée, car il s’agirait de la finalité même du projet trumpien puisqu’elle bénéficierait en premier lieu aux oligarques de la tech qui en sont les principaux initiateurs. Nous pourrions en d’autres termes assister graduellement à l’implosion d’un pays devenu totalement dysfonctionnel sous les effets combinés du saccage du gouvernement fédéral, de l’imprévisibilité et de l’irrationalité complète des politiques intérieures, extérieures, économiques et sociales de Donald Trump. Aucune société ne peut fonctionner de manière stable sans une bureaucatie faite de professionels indépendants dont le rôle est de s’assurer de la bonne marche de l’Etat. Elle est brutalement démantelée. Les contradictions contenues dans le projet trumpien sur les plans économiques et politiques finiront par produire des effets négatifs. Nous ne sommes de toute évidence plus dans le scénario classique d’un parti contesté par une opposition unifiée, mais dans un rejet qui rassemble des forces disparates, y compris des acteurs qui ont contribué à la réélection de Donald Trump. Nous devons nous préparer à contempler la possibilité d’une chienlit profonde et incapacitante qui pourrait saisir le pays.
Tout pourrait aller très vite. Considère, mon cher, que quelques semaines à peine auront suffi pour détruire le “soft power” que l’Amérique avait construit pendant plus de sept décennies. Son hard power pourrait-il connaître le même sort?
Via un détour par une politique-fiction récemment publiée dans le Financial Times, Daron Acemoglu, le prix Nobel d’économie et professeur à MIT n’est pas loin de le penser:
Le déclin, lorsqu'il s'est produit, a été soudain et inattendu. Le XXe siècle avait été le siècle américain et les États-Unis semblaient encore plus «inarrêtables» au cours des premières décennies du XXIe siècle. Alors qu'ils prenaient la tête dans le domaine de l'intelligence artificielle, leur économie semblait robuste et destinée à surpasser leurs rivaux d'Europe occidentale qui souffraient encore des effets de la crise financière de 2007-2009 et de la pandémie de Covid-19 de 2020-22. (…) La plupart des observateurs ont été surpris lorsque, au début des années 2030, l'économie américaine a cessé de croître et s'est retrouvée à la traîne, même par rapport à l'Europe.
L'un des piliers du siècle américain a été la capacité du pays à façonner l'ordre mondial d'une manière avantageuse pour sa propre économie, y compris pour ses industries financières et technologiques. Mais le retrait des États-Unis des accords de Paris et de l'Organisation mondiale de la santé, ainsi que les tarifs douaniers onéreux imposés aux alliés, suivis de querelles intestines au sein de l'OTAN, ont incité de plus en plus de pays à s'éloigner du dollar et du système financier américain en tant que point d'ancrage. Cependant, aucune de ces explications n'a suffi à expliquer le déclin soudain et inattendu de l'euro. La plus importante a été l'effritement des institutions américaines ».
Mon cher Stéphane, nous finissons parfois chacun les phrases de l’autre. Je suis persuadé que tu auras donc déjà déduit de cette missive que je t’envoie en urgence par porteur que la question à laquelle nous sommes désormais tous confrontés est aujourd’hui de savoir si les Etats-Unis ne sont pas en quelques mois devenu un pays à risque? Un pays auquel on ne peut tout simplement plus se fier. Cette question, je te le concède, est assez vertigineuse à contempler.
Je file faire une promenade dans le Jura. A très vite.
-Philippe
Cher Philippe,
Tes lignes m’interpellent. Forcément. L’hypothèse que tu soulèves est effectivement vertigineuse: au vu de ce qui se passe avec l’administration Trump, un effondrement de la stature des Etats-Unis n’est plus impossible. Hormis la destruction de l’Etat fédéral par des licenciements qui ne répondent à aucune logique (j’ai interviewé il y a quelques jours dans Le Temps un ex-secrétaire d’Etat adjoint, Thomas Countryman qui jette un regard très noir sur ces limogeages), il y a une tendance qui ne cesse de se renforcer et qui pourrait signifier la fin de l’Amérique telle qu’on l’a connue: un mouvement vers l’autoritarisme et la mise en place des dispositifs nécessaires à son imposition. A commencer par la suppression des voix critiques, la presse et les médias. Les régimes autoritaires ont aussi leurs “meilleures pratiques”. Museler les médias sort tout droit du grand de livre de Poutine, d’Orban, de Xi ou d’Erdogan. Nous écrivions déjà à ce propos dans notre livre en 2016 avant l’élection de Trump 1. A voir ce qu’il se passe avec les médias outre-Atlantique, tous les signaux sont au rouge. Donald Trump choisit désormais les médias autorisés à participer à ses briefings et à ses voyages. Le président américain peut désormais inviter qui il veut, en particulier des médias qui lui sont favorables. C’est une brèche considérable dans la liberté de la presse garantie par le Premier amendement de la Constitution américaine.
Heureusement que certains résistent encore aux intimidations trumpiennes à l’image d’Associated Press une agence, comme Reuters, d’une indépendance et d’une probité absolue pour qui les faits sont sacro-saints, bannie de la salle de presse de la Maison-Blanche. AP refuse d’utiliser l’expression “Golfe d’Amérique” à la place de “Golfe du Mexique” arguant que l’appelation n’a aucune fondation légale. Mais voilà que cela déplait à l’occupant de la Maison-Blanche. Dans des revirements stupéfiants, d’autres, comme le Washington Post, plient. Le quotidien de la capitale avait déjà subi une grave crise peu avant la présidentielle de novembre quand le propriétaire du journal, le milliardaire et patron d’Amazon Jeff Bezos, avait imposé au journal de ne pas soutenir un candidat, en l’occurrence la Démocrate Kamala Harris. Il rompait ainsi avec une tradition qui remontait à 1976, après le scandale du Watergate. Il en avait résulté plusieurs départs de chroniqueurs et plus de 200 000 désabonnements. Aujourd’hui, Jeff Bezos enfonce le clou. Il vient d’imposer à la rubrique “Opinions” du Washington Post de publier des tribunes se focalisant essentiellement sur les libertés personnelles et les marchés “libres”. A l’avenir aucune tribune d’opinion ne peut être publiée qui chercherait à contester ces “deux piliers” du journal. Que sont les “libertés personelles”, que signifie “l’économie de marché” dans l’acception bezozienne? Dans sa philippique anti-européenne de Munich, JD Vance nous avait offert sa version de la liberté d’expression. Est-ce de celà dont Jeff Bezos parle? Sous Trump 1, le WAPO comme on l’appelle familèrement dans notre mileu s’était donné un slogan: “Democracy Dies in Darkness”. Je serais tenté de dire qu’il vient de le remplacer par “Trumpism Will Thrive in Darkness”.
La combinaison d’une désinformation massive et du dénigrement du travail médiatique risque d’avoir des répercussions extrêmement néfastes sur la démocratie américaine. Ces deux facteurs sont souvent mentionnés pour expliquer l’émergence du fascisme ou de l’autoritarisme.
Cher Philippe, pour poursuivre sur la thématique du risque d’effondrement de l’Etat fédéral américain, je dois avouer que le spectacle auquel s’adonnent les Démocrates ne m’encourage pas à voir une vraie résistance de leur part. Alors que Donald Trump sape toutes les valeurs qui ont sous-tendu la démocratie jusqu’ici, ils ne trouvent rien de mieux que de se disputer sur les cryptomonnaies. Nombre de Démocrates se disent prêts à collaborer avec les républicains pour faire passer une législation au Congrès très favorable aux cryptomonnaies. La sénatrice du Massachusetts Elizabeth Warren, à gauche du parti, a toujours la défense du consommateur à l’esprit. Pour elle, les cryptomonnaies représentent un véritable danger pour les consommateurs, un risque de faire proliférer le blanchiment d’argent et la corruption en politique voire de déstabiliser fortement le système financier le jour où elles seront pleinement intégrées dans la finance traditionelle. Si je mentionne ce sujet, cher Philippe, c’est pour rappeler que l’objectif de certains promoteurs des cryptomonnaies rejoint celui des libertariens de la Silicon Valley: il s’agit de contourner l’Etat et en l’occurrence la Réserve fédérale. Je peine à comprendre comment les Démocrates semblent prêts à aider les trumpistes dans cette entreprise.
Pour conclure, cher Philippe, je souhaite revenir sur une notion que tu as évoquée: le soft power américain. Comme tu le dis, l’administration Trump est en train de saper un atout fondamental de la puissance états-unienne qui a été forgé pendant des décennies. C’est être aveugle pour ne pas voir les conséquences dramatiques que cela pourrait avoir pour la première puissance mondiale. En 2017, je rencontrais à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève où il avait enseigné de 1968 à 1969 Joseph Nye, ex-directeur de la célèbre Kennedy School of Governement de l’Université d’Harvard. Comme tu le sais, c’est l’inventeur de la notion de “soft power”. Lors de l’entretien qu’il m’avait accordé pour Le Temps, il disait avoir davantage peur de la montée de Donald Trump que de celle de la Chine. Il y a huit ans, Joseph Nye, qui avait officié en qualité de sous-secrétaire d’Etat sous Jimmy Carter et de secrétaire adjoint à la Défense sous Bill Clinton, ne m’avait pas rassuré en parlant des risques d’un retrait américain:
“Quand la plus grande puissance mondiale refuse d’agir en leader pour produire des biens publics et de l’ordre sur la scène internationale, il est très difficile de le faire à sa place. C’est ce qui s’est passé dans les années 1930. Les Etats-Unis étaient devenus la première puissance mondiale au lendemain du premier conflit planétaire, prenant le relais d’une Grande-Bretagne affaiblie. Mais ils ont agi en resquilleurs (free riders), refusant d’assumer leur rôle de leader. Les conséquences ont été dramatiques: Grande Dépression, Seconde Guerre mondiale, génocide. De 1945 à 2016, aucun candidat à la présidentielle américaine n’avait remis en question les leçons apprises de ce triste épisode. Aucun, sauf Donald Trump. L’actuel président américain a commencé à critiquer les alliances de l’Amérique et les institutions multilatérales. C’est une rupture majeure. C’est la raison pour laquelle j’ai davantage peur de Trump que de la Chine même si ses actions n’ont pas été le reflet exact de la rhétorique de sa campagne électorale.”
Pour l’Europe, une déliquescence des Etats-Unis pourrait avoir un impact considérable. On ne peut qu’espérer que les velléités de plusieurs dirigeants européens - à l’image du probable futur chancelier allemand chrétien-démocrate Friedrich Merz - cherchant à s’émanciper des Etats-Unis et à développer leur propre défense se concrétiseront en actes. Après le vote à l’ONU dont tu parles, cher Philippe, l’Occident pourrait ne plus dépendre que des Européens.
Après ces réflexions un peu sombres, je l’avoue, je vais moi aussi m’aérer sur les pistes de ski en France voisine.
-Stéphane
P.S:
La Cour suprême américaine vient d’autoriser l’administration Trump a différer le paiement de près de 2 millions de dollars en aide au développement dû par USAID. Un nouveau choc pour la Genève internationale. Lisez à ce propos “La Genève internationale dans la tourmente trumpienne”, une opinion écrite dans l’Agefi avant cette dernière annonce.
Pour ceux intéressés par les votes américains au Conseil de Sécurité , Richard Gowan, Directeur pour l’ONU à International Crisis Group vient de publier une analyse détaillée de ces votes et de leurs conséquences.
-PHM