#14: Le clash du Bureau ovale et ses effets possibles sur la Genève internationale
Et quelques observations sur la compromission
Stéphane,
Je reprends ici où je t’ai laissé vendredi soir après nos volées de textos. Qu’est-ce qui n’a pas été dit et écrit depuis à propos du clash entre Volodymyr Zelensky, Donald Trump et JD Vance ? « Le monde libre a besoin d’un nouveau leader », dit aujourd’hui Kaja Kallas, la haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et ancienne première ministre estonienne. Elle résume tous les enjeux, dans un durcissement de ton notoire de sa part, après des déclarations dans lesquelles elle estimait, après le discours de JD Vance à la Conférence sur la sécurité de Munich, qu’il serait imprudent de s’aliéner Washington. La voie est étroite : il ne faut pas couper les ponts avec les Etats-Unis face aux risques auxquels l’Ukraine fait face, mais reconnaître, comme nous le faisions la semaine dernière, qu’il est devenu problématique de parler d’Alliance atlantique.
Oui, tout a déjà été dit à propos de cette altercation. Et pourtant, comment tout de même ne pas la commenter même brièvement. Alors que nous continuons d’observer la dynamique des rapports d’influence se mettre en place au sein de l’administration américaine, et dans une situation toujours mouvante, j’ai choisi de le faire sous un angle précis: tenter de déceler ce que ce moment pourrait avoir signifié pour la Genève internationale quand bien même l’objet de la rencontre était tout autre. Et pour ça, je vais me pencher sur Marco Rubio, le grand silencieux de la scène. So my dear, here I go :
On sait Marco Rubio secrétaire d’État américain, autrement dit ministre des Affaires étrangères. Il semble ne l’être qu’en titre. En parfait accord avec Donald Trump, JD Vance, le vice-président, semble lui avoir subtilisé son portefeuille. C’est Vance qui, lors de la Conférence sur la sécurité de Munich, a articulé la position de Washington sur l’Europe. C’est lui qui, vendredi, était assis à côté de Donald Trump, alors que, traditionnellement c’est la place du secrétaire d’État quand des chefs d’État étrangers sont en visite à Washington. Les commentateurs américains suspectaient depuis sa nomination que Marco Rubio serait un membre junior de l’administration américaine et qu’il serait sans réelle influence au sein du gouvernement. Le déroulement de la rencontre semble leur avoir donné raison. Donald Trump et JD Vance l’ont souverainement ignoré, le condamnant à un silence embarrassant. À aucun moment Rubio n’a même tenté d’intervenir dans la discussion, alors qu’il y a quelques mois encore, il était parmi l’un des plus fervents défenseurs de l’aide américaine à Kiev. C’est-à-dire en opposition complète avec les positions de longue date de JD Vance, lequel affirmait en 2022, dans le podcast de Steve Bannon, quelques jours avant l’invasion russe, que « honnêtement, je n’en ai rien à faire de ce qui arrivera à l’Ukraine, dans un sens ou dans un autre ». Depuis, le vice-président a encore durci ses positions estimant que la priorité était de défendre la frontière américaine, pas celle d’un pays lointain. Mais voilà, pour Marco Rubio, tout ça était avant que, selon la nouvelle expression favorite des membres de l’administration, il y ait « un nouveau shérif en ville ».
Après la débâcle, dépêché sur CNN par la Maison-Blanche, le chef de la diplomatie américaine demandait même que Volodymyr Zelensky présente ses excuses à Donald Trump. Rubio est devenu l’homme lige par excellence. Donald Trump entretient depuis longtemps une forte détestation à l’égard de cet ancien sénateur de Floride, avec lequel il s’était violemment pris à partie durant les primaires républicaines de 2016, un affrontement qui avait dégénéré en insultes. Converti au trumpisme, Rubio n’a dû sa nomination qu’au fait qu’il était rompu à la politique étrangère comme sénateur et membre de sa Commission des affaires étrangères. Je rappelle ces éléments, car ils en disent long sur l’homme dont pourrait dépendre l’avenir de l’engagement de Washington dans les instances multilatérales et donc de la Genève internationale.
Par le passé, il n’avait de cesse de souligner l’importance de l’aide au développement dans sa contribution à la défense des intérêts stratégiques des États-Unis. Il affirme désormais qu’elle doit être strictement alignée sur les valeurs de la doctrine d’America First, et que « les États-Unis ne pratiqueront plus de diplomatie axée sur des causes qui divisent les Américains ». Les programmes de diversité, équité, et inclusion (DEI) au sein du Département d’État sont supprimés ou en passe de l’être.
America First, la doctrine politique de Donald Trump est l’un des plus grands défis jamais posés au système multilatéral et, par conséquent à la Genève internationale. Ce sont avant tout les éléments culturels et idéologiques de la nouvelle administration sur les questions de développement, sur les programmes de DEI ou des droits de l’homme, au cœur des activités de la plupart des agences spécialisées de l’ONU à Genève, qui sont ainsi aujourd’hui directement menacées. La conversion au trumpisme de façon aussi radicale de Marco Rubio semble être totale et irréversible. Elle est, je le crains, de très mauvais augure pour l’avenir, quand, Elon Musk ou d’autres, mèneront au sein des organisations internationales les mêmes croisades idéologiques qu’ils mènent contre le gouvernement fédéral. On peut penser que Marco Rubio n’offrira aucune résistance et qu’il sera même leur adjuvant.
Voilà, mon cher, à côté de tout le reste, ce que à 6’500 kilomètres de distance du Bureau ovale j’ai aussi vu en observant la dynamique de cette effroyable débâcle durant ce que Donald Trump a qualifié de « grand moment de télévision ».
-Philippe
PS J’aurai l’immense plaisir d’animer, lundi prochain, 10 mars, un débat sur les États-Unis dans le cadre du Festival du film et forum international sur les droits humains. Nous parlons souvent dans nos billets de la résistance et de l’opposition à Donald Trump. J’y ai convié Adam Kinzinger, ancien membre de la Chambre des représentants qui fut l’un des rares républicains à voter pour la destitution de Donald Trump avant de devenir membre de la Commission d’enquête sur l’insurrection du 6 janvier contre le Capitole.
Cher Philippe,
Je partage tes inquiétudes sur la Genève internationale et ta lecture est opportune. L’administration Trump va causer des dégâts au bout du Léman dont on peine à imaginer l’ampleur. L’écosystème genevois pourrait ne plus être un écosystème. Le fait que l’administration Trump se détourne radicalement du multilatéralisme ne peut qu’avoir des répercussions négatives sur Genève. Car le système multilatéral a été souhaité par les Etats-Unis! Je vois par ailleurs mal des pays comme la Chine, l’Inde ou les puissances du Golfe investir dans le multilatéralisme genevois. Ils seraient plus tentés de le faire dans leur pays. Pour défendre un multilatéralisme de conception très différente.
Je reviens sur le spectacle de vendredi. Depuis la guerre en Ukraine, j’ai beaucoup parlé aux Estoniens et me suis rendu à deux reprises dans ce pays balte qui partage une longue frontière avec la Russie. Je me souviens d’une discussion que j’avais eue à Tallinn avec le parlementaire Marko Mihkelson qui siège au sein de la Commission de politique étrangère du Riigikogu. Il me le répétait “On vous l’avait dit depuis 1991”, depuis l’indépendance de l’Estonie. La Russie reste un immense danger pour les pays baltes. Mais l’Europe occidentale n’a pas écouté. Il n’est dès lors pas étonnant que l’Estonie, comme d’autres pays baltes ou la Pologne, aient misé pleinement sur l’appui américain à travers l’OTAN. L’idée de défense commune européenne restait une chimère et l’est malheureusement encore même si quelques progrès semblent être faits dans ce sens. Imagine la brutalité de la séquence au Bureau ovale avec Volodymyr Zelensky ainsi que les propos de JD Vance à Munich pour les Estoniens et d’autres pays de l’Est de l’Europe. La rupture de la confiance entre l’Amérique et ces pays est sans précédent. Si pour l’Europe de l’Ouest, ces deux moments sont une catastrophe géopolitique inattendue, ils représentent l’effondrement d’un monde pour les Européens de l’Est.
On entend beaucoup ces jours des Républicains américains comparer Donald Trump à Ronald Reagan. Pour moi, la comparaison n’a aucune raison d’être. Oui, par sa révolution conservatrice, Reagan a effectivement fortement divisé la société américaine comme le fait Trump aujourd’hui. Mais en aucun cas, il n’a embouché les trompettes du Kremlin pour que l’URSS “abatte le mur (“Tear down that wall, Mr. Gorbatchev”) de Berlin. Aujourd’hui, la manière dont l’administration Trump reprend le narratif de Moscou et fait le jeu de Vladimir Poutine revêt une dangerosité extrême pour la sécurité de la planète et de l’Europe. Ronald Reagan doit se retourner dans sa tombe.
Le fait que la quasi-totalité du Parti républicain ne trouve rien à redire à l’épisode Trump-Vance-Zelensky à la Maison-Blanche, car c’est le cas, m’interpelle. Hormis Lisa Murkowski, sénatrice d’Alaska et une poignée de Républicains dont Adam Kinzinger, aucun n’a jugé utile de recadrer une administration qui a complètement perdu le nord. La sénatrice le déclarait dans un post sur X: “J’ai mal au ventre de voir que l’administration (Trump) semble s’éloigner de nos alliés pour embrasser Poutine qui représente une menace pour la démocratie et les Etats-Unis et pour les valeurs américaines à travers le monde.”
Cette adhésion sans limite à la politique destructrice de Donald Trump, Elon Musk et JD Vance m’interroge plus largement sur la capacité de l’être humain à maintenir un esprit critique, à conserver une boussole morale. Dans un récent documentaire passé sur la RTS au sujet de l’Abbé Pierre, je me demande comment il a été possible d’avoir maintenu le silence sur ses agissements répréhensibles pendant près de six décennies. Comment un esprit critique peut-il laisser perdurer la dichotomie totale entre l’Abbé Pierre, représentant de la religion catholique et l’homme qui s’est rendu coupable de nombre d’agressions sexuelles sur des femmes?
Le sénateur de Caroline du Sud Lindsey Graham à qui j’avais posé quelques questions à l’improviste à l’aéroport de Détroit en octobre dernier, est l’incarnation parfaite de la déliquescence du Parti républicain et des valeurs démocratiques qu’il a longtemps défendues. En 2016, il le déclarait: «Si nous nommons Trump (dans la course à la Maison-Blanche), nous allons nous détruire et … nous l’aurons mérité.” Il se disait “dégouté” par un candidat “xénophobe, raciste” qui pense qu’il peut régler seul les problèmes du monde. “Il ne représente pas mon parti”, il ne représente pas les valeurs des hommes et femmes qui portent l’uniforme, déclarait Graham à CNN.
Lindsey Graham n’est pas le seul à se coucher devant Donald Trump. La raison? Le pouvoir, l’ambition personnelle et l’argent. Le sénateur de Caroline du Sud n’a que la politique dans sa vie. Quitter le Capitole serait un crève-coeur pour lui. C’est pourquoi il a, après 2016, rapidement retourné sa veste pour devenir l’un des plus grands trumpistes de Washington. Peu après l’humiliation infligée au président ukrainien par Donald Trump et JD Vance, le même Lindsey Graham, qui avait, avec son ami et sénateur John McCain, insisté pour que l’administration Obama arme l’Ukraine en 2014 après l’annexion de la Crimée, a demandé à ce que Volodymyr Zelensky s’excuse et même démissionne s’il n’est pas prêt à accepter le plan de Trump.
Beaucoup de Républicains sont prêts à abandonner les valeurs qui ont charpenté leur parti pour, comme dans une secte, vouer toute leur admiration à leur nouveau gourou, Donald Trump. Même le très anti-Trump ex-sénateur d’Utah Mitt Romney, qui a voulu toujours montré un autre visage du Parti républicain, avait eu l’incroyable faiblesse d’aller quémander un poste de secrétaire d’Etat à la Trump Tower qu’il aurait aimé occuper dans la première administration Trump.
Comment peut-on abandonner toutes les valeurs qui ont permis à ces mêmes politiciens de prospérer dans un pays qui a souvent voulu se présenter comme le héraut de la démocratie? Comme je le disais, le pouvoir et l’argent sont deux facteurs importants. Mais il y a un autre facteur qu’on doit prendre en compte: Donald Trump a réussi à transformer le Parti républicain en son propre parti. Il peut désormais imposer ses vues de la Maison-Blanche avec l’appui des oligarques de la Silicon Valley. A tous les niveaux, il peut, comme dans les régimes autoritaires, faire un usage tous azimuts de l’intimidation. Mitt Romney l’avait même avoué un jour: il ne souhaitait plus se mettre en travers de Trump de peur que sa famille en subisse les conséquences. Le feu sénateur républicain d’Arizona John McCain avait montré, dans une scène historique au Sénat, une résistance à Trump en votant (le pouce vers le bas) contre l’abrogation d’Obamacare, l’assurance maladie mise en place par l’administration de Barack Obama. Lui, le républicain, avait fait échouer le projet cher à Trump. Par la suite, même après son décès, Donald Trump n’a jamais hésité à dénigrer le sénateur, notamment en déplorant qu’il n’était pas un vrai héros car il s’était fait emprisonner par les Vietnamiens…
Une autre figure politique, Mitch McConnell, illustre aussi bien la déliquescence du Parti républicain. Quand il était encore leader républicain du Sénat, il s’est toujours arrangé pour faire le jeu de Donald Trump, même si cela allait à l’encontre des intérêts du pays. Récemment pourtant, sachant qu’il va terminer sa carrière politique en 2026, il a osé défier Donald Trump en s’opposant à la nomination de Robert F. Kennedy Junior à la tête de la Santé et des Services sociaux. Motif? Il a lui-même souffert de polio dans sa jeunesse et juge désormais indécent que RFK puisse envisager d’interdire nombre de vaccins dont celui de la polio.
Très virulente contre le président Barack Obama à l’époque, Ana Navarro, ex-stratège républicaine, est l’exception qui confirme la règle. Elle a, dès 2016, montré un esprit critique remarquable et n’a jamais eu peur de critiquer vertement la dérive trumpiste. Aujourd’hui, elle maintient la même ligne, fidèle à ce qu’elle considère comme des vraies valeurs républicaines: la défense de la démocratie et des institutions, la promotion de la démocratie ailleurs dans le monde et le soutien de l’Amérique à ses alliés. Face au spectacle du Bureau ovale, elle est dévastée. J’ajouterais une autre voix républicaine qui a toujours eu la réputation d’être un faucon excessif et un détracteur du multilatéralisme onusien, John Bolton. Ce dernier officia comme conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump à partir de 2017. Aujourd’hui, il le souligne: “Mr. Trump n’a pas formellement retiré les Etats-Unis de l’OTAN, mais il l’affaiblit si sérieusement que quitter l’Alliance ne serait que l’insulte finale.”
-Stéphane