Exclusif #15: Elon Musk contre la Genève internationale
America First et le multilatéralisme
Mon cher Stéphane,
Une fois n’est pas coutume, mes propos liminaires sont sous forme de questions dans ce nouvel échange. Elles ne sont pas de moi. C’est d’importance pour ce qui va suivre. Je les ai conservées dans l’ordre où elles apparaissent dans un document dont j’ai eu connaissance. Il vient de Washington. Il circule à Genève et ailleurs.
Pouvez-vous confirmer que votre organisation ne travaille pas avec des entités associées au communisme, au socialisme, au totalitarisme ou à n’importe quelle autre entité (party) qui épouse des croyances anti-américaines ?
Ce projet renforce-t-il la souveraineté des États-Unis en limitant leur dépendance (reliance) aux organisations internationales ou aux structures de la gouvernance globale, comme par exemple l’ONU et l’OMS ?
Pouvez-vous confirmer que votre organisation n’a reçu aucun fond de la République populaire de Chine (…), de la Russie, de Cuba ou de l’Iran ?
Ce projet contribue-t-il à limiter l’immigration illégale ou à renforcer la sécurité de la frontière U.S ?
Pour la bonne mesure, j’en ajoute deux autres qui, contrairement, aux quatre qui précèdent, ne sont pas consécutives :
Pouvez-vous confirmer que ceci n’est pas un projet climatique ou de « justice environnementale » ou qu’il inclut de tels éléments ?
Ce projet prend-il des mesures appropriées pour protéger les femmes et pour se défendre contre l’idéologie du genre telle que définie dans le décret présidentiel indiqué plus bas ?
C’est donc ainsi, mon cher, que la contre-révolution culturelle contenue dans le projet trumpien avance. C’est donc ainsi que la doctrine d’America First se traduit et se décline concrètement dans les actes de la nouvelle administration quand elle revoit, comme c’est le cas ici, sa relation avec le système multilatéral et les organisations internationales.
Ces quelques questions sont en effet tirées d’un long questionnaire diffusé par la nouvelle administration américaine afin de vérifier la conformité des actions de l’ensemble des acteurs du système multilatéral avec la doctrine d’America First. Stéphane, sa diffusion dans la Genève internationale indique donc que l’audit critique des organisations internationales exigé par Donald Trump dans son décret présidentiel du début février est bel et bien en marche. Il était attendu. Son lancement marque, après le discours munichois de JD Vance, la continuation de l’internationalisation de la contre-révolution culturelle engagée par les États-Unis, dont le président a résumé l’un des aspects saillants mercredi par ces mots dans son discours au Congrès : « Nous avons mis fin à la tyrannie des politiques dites de diversité, d'équité et d'inclusion dans l'ensemble du gouvernement fédéral, du secteur privé et de l'armée. Et notre pays ne sera plus woke ».
Ce document, que je ne possède pas dans sa totalité et dont j’ignore avec précision la liste des récipiendaires, va bien au-delà de la guerre contre les programmes de diversité, équité et inclusion (DEI) qualifiés, cela ne t’aura pas échappé, de « tyranniques », par le président américain. (Le New York Times a dressé la liste des mots et expressions en passe d’être bannis par l’administration.)
Les quelques questions qui précèdent suffisent à provoquer, à nouveau ai-je envie de dire, une certaine stupéfaction. Ne prenons que la première qui ouvre ce billet, la plus évidente dans sa possible absurdité : l’engagement multilatéral, pour un DG d’agence spécialisée au plus haut niveau ou pour un contractant qui pourrait offrir des services, implique par définition des contacts avec des adversaires, voire des ennemis des États-Unis. Eh oui, si je suis, disons, un acteur de la santé globale, je vais traiter avec « des structures de gouvernance globale comme l’OMS ». On pourrait en rire si nous étions dans un très mauvais film. Mais ce n’est pas le cas puisque la continuation ou la cessation du financement des États-Unis pourraient en effet dépendre des réponses à ces questions.
Sur la méthode – le sondage ou l’email qui demande de justifier votre activité et votre raison d’être– n’est pas sans rappeler les méthodes du Département de l’efficacité gouvernementale (DOGE) piloté par Elon Musk. Au détour d’une des questions posées, la 19, on retrouve d’ailleurs dans ce document trois de ses mots fétiches « waste, fraud and abuse », trois mots codés depuis longtemps aux États-Unis pour justifier les assauts sur les programmes sociaux, comme le rappelle le Washington Post.
Selon mes informations, les administrateurs des programmes et des initiatives financés par les États-Unis au sein de l’écosystème de la Genève internationale ont jusqu’au 31 août pour répondre. Ils doivent le faire en confirmant ou infirmant eux-mêmes la variance ou la conformité de leurs programmes avec les décrets présidentiels signés depuis le 20 janvier. La question relative à la protection des femmes que je citais plus haut doit par exemple être abordée dans le contexte du décret du 20 janvier sur « l’idéologie du genre » qui affirme que les États-Unis ne reconnaissent que deux sexes. Une autre, à propos des droits reproductifs, s’appuie sur un décret du 24 février.
Mon cher Stéphane, sur la base des positions prises publiquement par le nouveau locataire de la Maison-Blanche et par les membres de son administration, l’espoir de voir les organisations multilatérales résister à cet interrogatoire paraît bien faible. Tout semble indiquer que les entités qui ont reçus ces questions vont, en y répondant, offrir à l’administration la corde avec laquelle elle les pendra. Nous avons déjà eu l’occasion de le dire, la doctrine d’America First est par définition largement incompatible avec le multilatéralisme et ses valeurs.
Comme tu le sais puisque tu fus parmi les premiers à l’écrire, avec 22%, les États-Unis sont aujourd’hui les plus gros contributeurs du système onusien dans son ensemble. Les conséquences d’un désengagement financier d’ampleur pourraient en d’autres mots être absolument dramatiques pour Genève.
Elon Musk lui-même est en faveur d’un retrait complet des États-Unis de l’ONU. Un groupe de Républicains vient de réintroduire à la Chambre des représentants et au Sénat un projet de loi qui demande la même chose.
Stéphane, toi et moi couvrons la Genève internationale depuis des années. C’est une évidence que l’ONU doit se réformer en profondeur, et sans doute désormais se réinventer. C’est une autre évidence que le multilatéralisme est en crise profonde depuis très longtemps. Mais si cela est entendu, la lecture du document que nous révélons aujourd’hui me laisse avec une interrogation différente : à l’instar des fonctionnaires américains licenciés en masse par Elon Musk et son équipe, le système multilatéral pourrait-il être lui aussi froidement abattu par des gens qui ne savent en fait pas de quoi ils parlent ou dont la seule motivation serait idéologique ? L’ignorance et l’incompétence sont-elles en train de contribuer à l’effondrement du monde ? Qu’en penses-tu ?
-Philippe
PS J’ai comme toi très peu de sympathie pour les élus républicains qui les uns après les autres et depuis plusieurs années, ont plié devant Donald Trump. Tu en as souvent parlé dans nos échanges précédents. Insider washingtonienne par excellence, Elisabeth Bumiller fut longtemps la cheffe du Bureau de la capitale du New York Times. Elle dit tout haut le sentiment de crainte qui prévaut aujourd’hui dans la ville.
Cher Philippe,
J’ignore qui, au sein de l’administration Trump, a rédigé ces questions destinées aux organisations internationales, aux ONG de la Genève internationale et probablement d’autres villes dans le monde hôtes de telles organisations. Il est bon que de telles informations fuitent, elles permettent de saisir l’ampleur de ce qui est en train de se passer. Ce questionnaire révèle deux choses à mes yeux. Comme tu le dis toi-même, une méconnaissance crasse de ce que sont les agences multilatérales et le multilatéralisme d’une part et de l’autre une hypocrisie rageante: Elon Musk ne cesse de dénoncer les bureaucrates qui, selon lui, n’ont pas été élus et qu’il accuse d’avoir plus de pouvoir que les élus du Congrès. Mais il licencie en masse, à la tronçonneuse, alors que nombre d’entre eux ont une vraie expertise dans leur domaine. Même son patron s’en émeut, ou feint de, et souhaite que Musk travaille désormais au “scalpel”. Le trumpisme, comme nous l’avons déjà beaucoup écrit, mais il faut le répéter– car il fait ici et ailleurs des émules, est la négation absolue, mais revendiquée de l’expertise, de la science, de la rationalité, bref des Lumières. Ce questionnaire de l’administration Trump soumis à la Genève internationale est la négation de la réalité de l’écosystème multilatéral. Quand je dis cela, cher Philippe, je ne dis pas que l’ONU doit rester telle qu’elle a été depuis 1945. Elle doit impérativement changer. Les agences onusiennes doivent apprendre à travailler ensemble sur des questions communes. Cela fait des années qu’on en parle, mais rien n’a fondamentalement changé. Et cela alimente les critiques acerbes allant jusqu’à appeler à l’abolition des Nations unies.
Les questions de ce questionnaire, cher Philippe, relèvent d’un absurde qui ferait pâlir Ionesco. Elles n’ont en fait rien à voir avec un soi-disant souhait de meilleure efficacité de l’ONU, des agences et des ONG financées en partie par les États-Unis. Elles n’ont que pour seul but le sabotage du multilatéralisme pour inscrire l’Amérique de Trump dans un contexte géopolitique international où dominent les rapports de force. Ceux-ci caractérisent parfaitement le 47e président dont la raison d’être semble être la confrontation, le conflit et la brutalité, et non la défense du bien commun. Pour Donald Trump, les notions de solidarité et de coopération internationale, de bien commun et public sont des oxymores. Le Républicain, qui paraît s’être rempli les poches en créant une cryptomonnaie juste avant son investiture (350 millions de dollars), n’a toujours qu’un seul intérêt à l’esprit, lui-même.
Comme tu le soulignes, la logique de ce processus de questionnement des institutions multilatérales pourrait aboutir à la sortie des États-Unis de l’ONU. De nombreuses voix laissaient entendre que Trump allait l’annoncer lors de son discours-fleuve devant les deux Chambres du Congrès. Un tel cas de figure serait un autre retournement historique de la politique étrangère américaine, à l’instar du pivot vers la Russie. Après Woodrow Wilson et la Société des Nations que le Congrès américain avait fini par boycotter, les États-Unis avaient en 1945 porté les Nations unies sur les fonts baptismaux. Pour Franklin D. Roosevelt, puis Harry Truman, l’ONU était le garant d’un monde plus apaisé et du coup plus prompt à commercer. Elle servait d’une façon ou d’une autre les intérêts américains. Croire, comme le pense l’administration Trump, que sans l’ONU, tout ira mieux, relève de l’ineptie. Même si sans réforme “le grand machin” dénoncé par de Gaulle sera condamné à perdre en légitimité.
Combattre le changement climatique ou une pandémie nécessite une action coordonnée de la planète entière. Les Américains eux-mêmes pourraient d’ailleurs très vite se rendre compte des dégâts que va occasionner la politique de la Maison-Blanche. Les États-Unis vont, on le sait, connaître un nombre de catastrophes naturelles (inondations, sécheresses, incendies, ouragans, tornades, montée du niveau des mers, etc) sans précédent en raison du réchauffement de la planète. Idem en matière de lutte contre les pandémies qui pourraient se multiplier en raison de la déforestation et de la proximité toujours plus grande entre les humains et le monde animal. La décision de Donald Trump de forcer les États-Unis à quitter l’OMS expose l’Amérique à un danger accru. Ils ne bénéficieront plus des échanges cruciaux entre l’Organisation mondiale de la santé et les centres de santé américains (CDC, NIH, etc) pour prévenir les effets dévastateurs d’une pandémie. La gestion du Covid-19 par Donald Trump s’était révélée un désastre absolu, déjà pour les mêmes raisons idéologiques, pour son aversion à la science. Aujourd’hui, en raison des positions anti-vaccination de Robert Kennedy Jr. à la tête du Ministère de la santé, une épidémie de rougeole au Texas est en passe de se transformer en vrai problème.
On parle de l’Amérique, mais on pourrait parler de la Suisse. L’UDC, le Parti national populiste (que nombre de Suisses évitent de qualifier d’extrême droite) vient d’exhorter le Conseil fédéral à sortir de l’OMS et de l’Accord de Paris sur le climat. Le conseiller national UDC Andreas Glarner décrit l’OMS en ces termes: “C’est une pieuvre”. Une manière d’alimenter les théories du complot à propos de l’agence onusienne qui joue un rôle crucial de coordination de la santé publique mondiale. Et à notre confrère de la Tribune de Genève qui l’interroge sur les effets négatifs d’un tel retrait sur Genève, Glarner répond que le Canton “doit se chercher une industrie plus respectable” (les italiques sont les miennes).
Dans ce contexte, le Parti libéral-radical, jusqu’ici très aligné sur l’UDC, semble lui avoir fait un virage sur l’aile. Dans un communiqué diffusé jeudi, il le relève: “Ce n'est que dans un ordre mondial fondé sur des règles”, la définition même du multilatéralisme, “qu'un petit État démocratique, libéral et ouvert sur le monde peut prospérer”, écrit-il. “Nous ne voulons pas être dominés par de grandes puissances et nous ne suivons ni les autocrates comme Vladimir Poutine, ni les hommes forts comme Donald Trump. Trop de gens dans notre pays se laissent aveugler par ces dirigeants. Aujourd'hui, c'est l'Ukraine et le Groenland qui sont touchés. Demain, ce seront peut-être la Pologne ou la Suisse.”
En conclusion, cher Philippe, je suis le premier à juger urgent une réforme de l’ONU. L’actuelle composition du Conseil de sécurité et son fonctionnement (avec le droit de veto des cinq membres permanents) sont une insulte à tous les États qui croient véritablement dans les vertus de la coopération internationale. Sur le plan de la sécurité collective, l’action onusienne a été un échec patent. Mais peut-on laisser une administration américaine aussi incompétente détruire une organisation dont la planète ne peut, malgré ses nombreux défauts, se passer ? A ceux qui continuent de penser que le Projet 2025 de la Heritage Foundation n’est que de la désinformation, je conseille de se plonger dans les 922 pages de la feuille de route de l'administration Trump II. Celles-ci vous éclaireront sur le projet nihiliste trumpien.
Comme l’écrit, avec inquiétude, l’éditorialiste Fareed Zakaria dans sa dernière chronique dans le Washington Post, le “monde post-américain est maintenant évident”. En sapant l’ordre mondial qu’ils ont mis en place, les États-Unis sacrifient leurs propres intérêts. Conséquence possible de cet abandon, la prolifération nucléaire pourrait reculer. Des pays comme la Corée du Sud et le Japon, peu convaincus par les garanties de sécurité de l’Amérique de Trump, pourraient bien être persuadés de développer leur arsenal nucléaire pour leur propre sécurité. Dans une tribune publiée dans le Financial Times, l’historien britannique Adam Tooze relève qu’il n’y a rien de totalement nouveau sous le soleil américain. En 1919, le Congrès refusait de ratifier le Traité de Versailles. Dans les années 1930, “Les États-Unis étaient-ils prêts à aider” les Européens ?, se demande-t-il. “En aucun cas”. Adam Tooze l’écrit: “Trump est l’héritier légitime d’une souche réactionnaire et national populiste profondément ancrée dans la démocratie états-unienne.” Pour lui, “la coalition des élites qui ont favorisé jusqu’ici un leadership mondial des États-Unis a perdu tout contrôle politique” à Washington. Je vois tout de même, cher Philippe, une différence entre le passé décrit par Tooze et ce qui se passe avec Trump: ce dernier fait un virage à 180 degrés par rapport à l’ordre mondial que l’Amérique a établi et qui a permis la prospérité pendant quelque 80 ans.
Bonne fin de semaine à toi. Tu te souviens que nous nous sommes promis de prendre un café rapidement ?
-Stéphane
Comprendre la situation que l’élection de Trump et sa secte républicaine est quasiment impossible, parce qu'on cherche toujours les normes comme comparaison. Eh, bien: continuez à chercher, messieurs.... Pour ça il faut connaître certains aspects des USA que ce pays, qui voulais toujours projeter une image de cool, d’innovant, de sans-peur, de moderne... etc... Mais c'est comme Windows qui nous offre un bureau pour couvrir la chose. Les USA sont un pays qui se regarde dans le miroir et ne voit qu'une fantaisie. C'est pourquoi c'est un pays ou les arnaqueurs foisonnent, et le gouvernement Trump en est un excellent. Pourquoi prétend-t-il rejeter la science? Il ne le fait pas, c'est pour sa secte, les Magas, qui eux rejette tout ce qui est "trop compliqué" ... Ceci cré une relation parasitaire...
En ce qui est des questions en haut pour les NU: Il y a toujours eu un mouvement anti-Nations Unis venant de la droite extrême, qui inventait des complots pour se ravitailler en fric... La tonalité de ces questions je connais, j'ai étudié la rhétorique des groupes complotistes comme John Birch Society, the LaRouchists, etc... (on me dit toujours, oh, they are just fringe...et moi je dois répondre: "Bullshit, they are extreme, but they always temper the extremism with the language of reason: Reading suggestion: "The Paranoid Style de Richard Hofstadter... petit article fascinant).
Ces questions sont du Heritage Society. Tout simple. Syntaxe et sonorité: Vought.
Bon dimanche.