#18: A l'ère de Trump, l'Amérique peut-elle encore voter au centre?
Les Etats-Unis ont toujours tendance à privilégier le centre ou le centre doit. Chez les Démocrates toutefois, ceux et celles qui mènent le combat et mobilisent la foule sont à gauche.
Cher Philippe,
Difficile, malgré notre volonté de ne pas traiter l’actualité immédiate, de ne pas mentionner l’énorme faille sécuritaire qu’a révélée le journaliste et rédacteur en chef du magazine The Atlantic Jeffrey Goldberg. Malgré les efforts de la Maison-Blanche d’en minimiser l’énormité, le “Signalgate” pourrait même se transformer en véritable affaire d’état. J’y mets le conditionnel, car comme le disait un commentateur avisé, le “vrai scandale pourrait être la manière dont la Maison-Blanche se débarrassera de l’affaire.” Mais pour les Démocrates, l’affaire Signal est dans tous les cas une véritable aubaine, de surcroît parfaitement inespérée. Faut-il en être surpris? J’ai souvent parlé de l’incompétence crasse de l’administration Trump dans mes billets. Je persiste et signe. L’incompétence a un prix. L’éclatement d’un tel scandale n’était donc, à mes yeux, qu’une question de temps. Ce n’était pas “if”, mais “when”.
Au-delà du tollé qu’a fait l’histoire à Washington, tu ne m’en voudras pas, mais je souhaite revenir sur les propos qu’a tenus Amy Greene, spécialiste franco-américaine de la politique états-unienne à l’Institut Montaigne lors d’un débat, visible ici, que tu as récemment animé dans le cadre du Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève (FIFDH). Répondant à une question d’un spectateur demandant si l’aile gauche du Parti démocrate allait enfin émerger pour imposer une autre politique aux Etats-Unis, Amy Greene a douché ses espoirs. Pour elle, c’est une évidence depuis longtemps: l’Amérique est un pays plutôt à droite qui vote régulièrement au centre. Elle voit difficilement comment une majorité d’Américains accepteront de glisser un bulletin pour des Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez ou Elizabeth Warren.
Les interventions d’Amy Greene durant cette soirée étaient vraiment exceptionnelles. (Le passage que je cite est vers 1h10 dans la vidéo). Mais je me demande si cette maxime “L’Amérique vote toujours au centre” est toujours valable à l’heure où Donald Trump mène une guerre culturelle au sein de son propre pays et a déclaré la guerre à l’Etat de droit. Ces prochaines semaines et mois, nombre de citoyens américains vont découvrir l’impact de la politique menée depuis le 20 janvier par la Maison-Blanche. Des coupes dans Medicaid (assurance-maladie pour les plus démunis et pour les familles ayant des membres ayant des besoins particuliers), dans Medicare (assurance-maladie pour les plus de 65 ans) voire dans Social Security (équivalent de l’AVS) voire l’abolition d’Obamacare ou l’Affordable Care Act qui a permis à plus de 20 millions d’Américains non assurés de contracter une assurance-maladie, seront très douloureuses. L’élimination du Département de l’éducation aura lui aussi des effets fâcheux pour les plus pauvres. Même si en Suisse, un Etat fédéral comme les USA, nous n’avons pas de Département fédéral de l’éducation, aux Etats-Unis, celui-ci contribue à pallier le manque de moyens de certaines écoles établies dans des quartiers défavorisés.
Sachant que le filet social est déjà minime, la “révolution trumpienne” qui était censé, selon les propos du Républicain de Mar-a-Lago, profiter au peuple, pourrait bien le sacrifier. De passage à Genève, un ancien haut responsable du Département d’État qui suit avec attention l’évolution de la situation me confiait que les prochaines semaines et les prochains mois risquent de voir une multitude de manifestations anti-présidence Trump. En particulier le 5 avril. Une rébellion populaire n’est pas exclue.
C’est dans un contexte aussi délétère qu’une personnalité comme Alexandria Ocasio-Cortez pourrait soudain séduire un électorat qui va bien au-delà du cercle limité de la gauche du Parti démocrate. Tu me demanderas certainement, cher Philippe, sur quoi repose mon hypothèse. Elle s’articule autour de plusieurs facteurs. Le premier, le plus évident et visible, fut les meetings que la congressiste new-yorkaise a tenus avec le sénateur Bernie Sanders à Tempe, en Arizona, à Las Vegas dans le Nevada et enfin à Denver dans le Colorado où le duo a rassemblé 34 000 personnes. Ils ont tous deux articulé leurs discours autour du thème générique: “Combattre l’oligarchie.” Il y a quelques années, ce slogan aurait pu apparaître typique d’une gauche radicale.
Aujourd’hui, à l’heure où les oligarques de la Silicon Valley (Musk, Zuckerberg, Bezos, Thiel) font main basse sur la politique à Washington, utilisant Donald Trump comme le parfait véhicule pour saper l’Etat fédéral et la régulation qu’il implique, fustiger l’oligarchie n’a plus rien à voir avec un combat de gauche ou de droite. C’est devenu un combat pour la démocratie et les institutions démocratiques. Perçue comme extrême par certains, l’aile gauche du Parti démocrate ne fait que mettre en évidence les graves manquements d’une société capitaliste poussée à l’extrême. Elle n’aurait rien d’extrême en Europe. Comme le martelait Alexandria Ocasio-Cortez à Denver, il est question de “bon sens”, de faire en sorte que les citoyens ne se ruinent pas parce qu’ils ne peuvent s’offrir une assurance-maladie ou qu’ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts malgré le fait qu’ils ont deux emplois.
A la tribune de la Chambre des représentants, Alexandria Ocasio-Cortez ne passe pas inaperçue. Percutante, pertinente, elle met inlassablement le doigt sur les contradictions des politiciens qui disent agir pour le peuple. Charismatique, elle pratique un populisme de gauche qui refuse de garantir une impunité aux trumpistes qui concoctent des politiques qui sont en train de saper l’assise de la démocratie américaine. Elle a par ailleurs toujours une boussole morale. Tu me diras, cher Philippe, que c’est ce qu’on doit attendre d’un élu. Outre-Atlantique, les Républicains ont perdu leur boussole morale et nombre de Démocrates restent englués dans un fonctionnement institutionnel d’un autre âge, incapable de se saisir des questions qui fâchent et qui concernent directement le peuple américain. Alexandria Ocasio-Cortez n’a jamais peur de rappeler son background de serveuse dans un bar, soulignant ses origines modestes. Elle a aussi le formidable atout d’être bilingue, anglais-espagnol. Pour séduire un électorat hispanique traditionnellement démocrate, mais qui a voté en nombre pour Donald Trump le 5 novembre dernier, la New-Yorkaise du Bronx a des arguments à faire valoir.
Une détérioration majeure de l’économie en raison des droits de douane imposés par Donald Trump à nombre de pays ayant une balance commerciale excédentaire par rapport aux Etats-Unis pourrait aussi favoriser une politique plus sociale. C’est après la Grande Dépression de 1929 que Franklin D. Roosevelt mettra en oeuvre le programme gouvernemental le plus à gauche que les Américains n’aient jamais vu avec son New Deal.
Chez Alexandria Ocasio-Cortez, il y a enfin le courage. Pour elle, les “third rail issues”, les questions trop sensibles pour les aborder, n’existent pas. Elle est prête à défier qui que ce soit. Avec Bernie Sanders et Elizabeth Warren notamment, elle explique sans cesse en public les vrais problèmes de l’Amérique. Aujourd’hui, le New York Times laisse entendre que la congressiste aurait trois options: revendiquer un poste de leader démocrate d’une commission de la Chambre des représentants, faire acte de candidature pour remplacer le chef de file démocrate du Sénat, Chuck Schumer, vertement critiqué au sein du parti pour avoir voté avec les Républicains une loi innomable pour continuer à financer le gouvernement fédéral et éviter un shutdown. Et enfin convoiter la présidence américaine en 2028. Maintenant que Bernie Sanders vient d’annoncer qu’il ne serait plus candidat à la Maison-Blanche, la voie est libre.
Philippe, tu me trouves probablement irrémédiablement idéaliste .Je dirais plutôt qu’à circonstances exceptionnelles, réponse politique exceptionnelle. Alexandria Ocasio-Cortez a le bagout, un charisme mâtiné de populisme et une sincérité qui peuvent faire mouche auprès d’un électorat totalement déboussolé. Le chemin sera parsemé d’embûches. La New-Yorkaise en a déjà fait l’expérience en convoitant, en début d’année, le poste de numéro 1 des Démocrates au sein de la Commission de surveillance. Elle a dû essuyer un cuisant échec, perdant le combat face à un Démocrate de 74 ans soutenu par l’establishment du parti, en particulier l’ex-présidente de la Chambre basse, Nancy Pelosi.
Le discours d’Ocasio-Cortez peut-il séduire un électorat plus large? Je me souviens, cher Philippe, des primaires démocrates en Iowa en 2016. J’avais assisté à un meeting électoral de Bernie Sanders à Des Moines. Dans un Etat qui n’est pas réputé pour son libéralisme immodéré, j’ai pu voir un enthousiasme incroyable auprès des jeunes et moins jeunes pour les propositions émises avec force par le sénateur du Vermont. Amy Greene a certainement raison en disant que l’Amérique, qui a fait de Wall Street un veau d’or, votera toujours au centre/centre droit. Mais l’Amérique qu’on voit devant nous est-elle la même de celle dont parle la spécialiste de l’Institut Montaigne?
Ton regard sur la question, cher Philippe, m’intéresse au plus haut point.
-Stéphane
Mon cher Stéphane,
Je détecte dans ta réplique au récent propos d’Amy Greene et à ton engouement pour Alexandria Ocasio-Cortez une certaine nostalgie de tes jours de correspondant dans ce haut lieu du progressisme américain que reste l’Upper West Side de New York où tu suivais la campagne de 2016 qui avait vu s’affronter Hillary Clinton et Bernie Sanders lors des primaires démocrates. Alors que la contestation et la résistance à Donald Trump s’amplifient chaque jour, ta replongée dans la politique politicienne américaine est parfaitement opportune. Car, nonobstant ses spécificités, le débat politique américain d’aujourd’hui n’est, nous le savons, pas sans avoir une résonance très forte dans toutes nos démocraties avancées. Indépendamment des conditions qui ont présidé à la défaite du Parti démocrate en novembre dernier, le trumpisme a une portée globale. Il recompose et réaligne partout les contours traditionnels des partis politiques. « La vague trumpiste est clairement arrivée à Genève » affirmait ainsi il y a quelques jours dans la presse le politologue Pascal Sciarini en commentant les élections municipales.
L’Amérique sera-t-elle jamais majoritairement de centre gauche, t’interroges-tu donc ? Possiblement, réponds-tu, si je lis correctement ton billet, si l’opposition à Donald Trump était menée par des personnalités politiques telles qu’AOC, ainsi qu’on l’appelle familièrement. Alexandria Ocasio-Cortez serait chez nous ou en Europe étiquetée social-démocrate.
Tu me vois, mon cher Stéphane assez dubitatif et, être moi aussi, plutôt dans le camp d’Amy Greene. Alors que la résistance commence à s’organiser, si je n’ai aucun doute que le populisme économique anti-oligarchique de Bernie Sanders et d’Alexandria Ocasio-Cortez semble être la manière la plus efficace et la plus porteuse de combattre les premiers effets dévastateurs de la politique économique de Donald Trump, je ne suis pas, à ce stade en tout cas, persuadé, qu’AOC et plus généralement la gauche du Parti démocrate parviendra à réellement transformer un combat politique (politics) en programme (policy) dans un pays qui a indéniablement aujourd’hui fait un pas supplémentaire vers le conservatisme. Je vois plutôt un mouvement vers le centre, tel par exemple que vient de l’amorcer Gavin Newsom, le très progressiste gouverneur de Californie, qui, dans un virage à droite, tempère désormais ses positions passées sur les transgenres ou sur des questions environnementales. Lors du débat du FIFDH, j’ai comme toi entendu Adam Kinzinger, excommunié du Parti républicain pour avoir voté en faveur de la destitution de Donald Trump, appeler le Parti démocrate à accueillir en son sein des Républicains conservateurs afin de mettre une fin au trumpisme.
Il y a plus de 60 ans maintenant, analysant ce qu’il appelait le « consensus libéral » américain, l’historien américain Richard Hofstadter affirmait que la foi absolue des Américains dans l’individualisme et la propriété privée, un certain anti-intellectualisme et une méfiance du socialisme empêchaient le développement d’une gauche de type social-démocrate aux États-Unis, pris dans ce qu’il qualifiait de “carcan idéologique”.
AOC et les progressistes du Parti démocrate semblent aujourd’hui penser que l’érosion continue depuis des décennies des conditions de vie des Américains ordinaires dans un pays où jamais les inégalités économiques n’ont été si criantes et si dévastatrices, couplées à l’avènement d’une oligarchie, infirmeront finalement les thèses d’Hofstadter.
Vieille question, vieux débat, aujourd’hui ravivé avec virulence par des voix démocrates qui s’introspectent sur l’incapacité du parti à avoir globalement su, depuis des années, répondre à des questions aussi essentielles que la crise du logement, le développement d’infrastructure de qualité et à mettre en place une politique énergétique qui rencontrent une adhésion large. Pourquoi, par exemple des Etats en mains conservatrices, la Floride, le Texas, ont-ils été plus efficaces dans ces domaines alors que des Etats en mains démocrates, New York, la Californie, semblent incapables de résoudre des crises majeures ?
Ce sont le genre de questions que posent les deux journalistes Ezra Klein et Derek Thompson dans leur livre Abundance. Le premier est au New York Times, le second au magazine Atlantic aujourd’hui dans l’actualité. En forme exagérément simplifiée, leur réponse suggère que le Parti démocrate a pêché par une abondance de réglementations entrelacées qui, à leur yeux auraient entravé la performance et l’efficacité de l’Etat. Les conservateurs y trouveront des arguments pour défendre leur politique. Les progressistes accusent déjà les deux auteurs de trahison intellectuelle. Ils ne feraient, selon certains d’entre eux, que développer des thèses néolibérales dans un langage progressiste. Le très influent économiste Adam Tooze dénonce le livre de Klein et de Thompson comme “le manifeste raté de la campagne de 2024” et décrit les thèses avancées par les deux comme “obsolètes”. Cher Stéphane, nous sommes bien, tu le vois, au cœur du débat soulevé par ton billet. Pour preuve: le mouvement derrière « Abundance », écrit le New Yorker, "voit la stagnation de l’Etat” comme une “urgence nationale” qui va exiger des progressistes qu’ils abandonnent “ leur quête pour une social-démocratie de style scandinave”. Alors que le Vieux-Continent se mobilise pour répondre au défi existentiel que lui pose la doctrine trumpiste d’America First, dans son rapport sur l’Europe Mario Draghi, lui, ne voyait pas à priori d’incompatibilité entre un Etat efficace et un contrat social fort. “L’Europe”, écrivait-il, “doit passer d’une logique de régulation protectrice à une régulation stratégique, qui accompagne le progrès sans l’étouffer.”
J’ai deux heures de train devant moi dont je vais profiter pour me plonger dans leur bouquin de ce pas. J’ai comme le sentiment que notre discussion se poursuivra.
-Philippe
PS: Bloomberg vient de consacrer un article de fond à l’avenir de la Genève internationale. J’ai le plaisir d’y être cité suite à mes récentes révélations.
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