#19: Le mélange hautement toxique du ressentiment, de l'idéologie et de l'amateurisme
Les rangs des mécontents de Donald Trump s'est soudainement élargi et le monde est plus dangereux
Chères lectrices et chers lecteurs,
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Notre souhait est aujourd’hui d’élargir le cercle et d’ouvrir le débat. Mercredi 9 avril à 18h, c’est en vidéo et en direct que nous répondrons à toutes vos questions à propos de Donald Trump. Un email vous permettra de rejoindre notre discussion. Pour ceux d’entre-vous qui nous lisez sur votre portable, nous vous conseillons de télécharger l’application Substack.
PHM-SB
Mon cher Stéphane,
Nous sommes tous encore sous le choc des annonces faites par Donald Trump au sujet des droits de douane et de leur effet sur l’économie mondiale, mais aussi sur la conscience de ce que ce moment signifie. Le 2 avril passé, les États-Unis de Donald Trump ont poursuivi leur mue et définitivement abdiqué leur rôle de leader économique mondial. Ils ont choisi de le faire en saccageant avec rage des alliances forgées durant 80 ans à travers la confiance et le respect, ils ont choisi de le faire en reniant définitivement, avec une virulence inouïe, des idées et des valeurs partagées dont ils affirment aujourd’hui avec un aveuglement vengeur qu’elles n’auraient été nourries et entretenues que dans le but de duper les États-Unis. Selon Donald Trump, durant près de 50 ans, les Etats-Unis ont été « pillés, saccagés, violés et spoliés » par ses amis comme par ses ennemis. “C’est maintenant à notre tour de prospérer”, dit-il.
Mon cher, la virulence de ces propos et - malgré l’effondrement des marchés - ses déclarations selon lesquelles il ne “modifiera pas sa politique” me font croire qu’un point de non-retour a été atteint. Le monde devra vivre et réfléchir en partant de cette nouvelle réalité. Elle est, tu le sais, le résultat d’une très longue période d’interrogation que la première puissance mondiale mène sur les effets de la globalisation et de ses effets dévastateurs sur les travailleurs américains. Le tragique de l’histoire est qu’à cette interrogation continue, le nouveau président américain vient, dans un acte qui apparaît suicidaire à beaucoup, d’apporter la réponse la plus inadéquate.
Il doit aussi, pour être compris, être remis dans le contexte américain. J’ai vécu très tôt, sur place, la désindustrialisation rapide du pays, traversé ces villes dévastées de la Rust Belt américaine, la « ceinture de rouille ». Dans mon dernier billet, je te parlais d’Abondance, le livre dont aujourd’hui tout le monde parle. A l’époque, le pavé dans la mare qui faisait débat, car il remettait en cause les principes mêmes de la globalisation et anticipait les ravages à venir de la désindustrialisation, s’intitulait Manufacturing Matters. Vinrent ensuite le traité de l’ALENA entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique puis en 2001 l’entrée de la Chine à l’OMC, la crise financière de 2008 et enfin la sévère correction d’orbite de la globalisation après la pandémie du Covid.
L’épisode que le monde vient de vivre avec stupéfaction est hautement paradoxal : c’est déjà cette vague de mécontentement face aux effets de la mondialisation qui avait porté Donald Trump au pouvoir en 2016, livrant l’Amérique au populisme. (Le chapitre que nous y avons consacré dans notre livre s’appelait, tu t’en souviens, Les raisons de la colère). C’est cette même vague de colère et de ressentiment accumulés qui a ramené Donald Trump à la Maison-Blanche, face à l’incapacité des démocrates à convaincre une majorité d’électeurs des classes ouvrières que leurs griefs avaient finalement été entendus et que, comme tu le rappelais récemment, les « Bidenomics » offraient en partie la voie d’une amélioration de leur situation économique. Or, face à la hausse massive des prix et à la récession qui s’annoncent, la base des électeurs MAGA, doublement perdante, pourrait rapidement venir grossir les rangs de la résistance.
Le 2 avril a ainsi scellé la combinaison toxique de très anciennes obsessions personnelles et revanchistes de Donald Trump sur le rôle des taxes douanières et de sa volonté probablement illusoire de réindustrialiser le pays et d’utiliser les revenus supposés de ces taxes pour compenser la baisse massive des impôts qu’il entend faire passer au Congrès. Je note aussi en passant qu’alors que l’Amérique est en passe d’adopter ce qui équivaut à une politique d’immigration zéro, il est difficile d’imaginer que dans le climat actuel les industries qui pourraient se délocaliser aux Etats-Unis depuis l’étranger n’auront pas de fortes hésitations à le faire.
Bouche bée et se frottant les yeux, les économistes du monde entier et aux États-Unis, même parmi ceux qui soutiennent le président, n’ont eu de mots assez durs pour étriller le plan. Au Cato Institute, bastion des conservateurs et des libertariens, l’un d’entre eux s’est étranglé sur X. « Le pire des autogoals économiques jamais vus de ma vie », écrit Tyler Cowen, un autre économiste influent d’obédience libertaire. Pour le prix Nobel d’économie Paul Krugman, Donald Trump « est devenu complètement fou ». Comme beaucoup d’autres, il dénonce l’ineptie de la méthodologie utilisée pour arriver à la fixation de ces droits de douane dont on n’exclut plus qu’ils aient été générés par ChatGPT. Allons plus loin, nous pourrions aussi avoir assisté en direct au moment où, après moins de 100 jours, la présidence de Donald Trump vient peut-être de commencer à piquer du nez.
Tu me permettras d’insister sur cette incompétence illustrée dans la formule utilisée pour arriver au chiffrement de ces taxes. Après la cacade récente du Signalgate, le chapitre ahurissant du sondage que tu qualifiais toi-même de “surréaliste” sur les organisations internationales, on peut logiquement penser que cette incompétence est présente partout et bien à l’oeuvre dans l’administration américaine. Je vais là aussi faire un retour en arrière, en restant sur la question des tarifs douaniers. Sous Trump 1, les quelques adultes dans la pièce qui avaient en toute hâte rejoint l’équipe d’un président qui ne s’attendaient pas à être élu étaient parvenus à retenir Donald Trump en le poussant à se limiter à infliger des sanctions commerciales ciblées, essentiellement contre la Chine. Mais cette époque est bien révolue, Donald Trump est aujourd’hui entouré de béni-oui-oui, incapables ou peu désireux de lui résister. L’autre chose qu’il faut comprendre et dont la journée du 2 avril fut une nouvelle illustration, est qu’« America First » n’est pas simplement une doctrine. Une doctrine politique qui défend fermement des intérêts nationaux n’empêche en effet pas la conduite à l’intérieur comme à l’extérieur de politiques pragmatiques et raisonnées, y compris lorsqu’il s’agit de traiter de divisions ou de divergences importantes entre alliés et amis.
Or, dans l’ensemble de ses déclinaisons, de la guerre menée contre le gouvernement fédéral au démantèlement de l’USAID, l’agence américaine pour le développement, des attaques contre les universités et bien sûr aux déportations forcées d’immigrants, force est de reconnaître qu’America First est désormais une idéologie jusqu’au-boutiste, certains la comparant même dans sa progression à la Révolution culturelle chinoise. J’irais jusqu’à dire qu’elle n’est pas, dans ses procédés, sans rappeler des dispositifs sectaires. Il est par exemple frappant, dans le langage et les manières des porteurs de cette contre-révolution, d’entendre un vocabulaire souvent méprisant pour décrire ceux qui hier étaient encore les alliés et les amis de Washington. Le mot « pathetic » pour ne prendre que cet exemple, apparaissait dans la boucle de Signal lorsque J.D. Vance et Pete Hegseth y évoquaient leur détestation de l’Europe avant qu’il ne soit à son tour repris pas Donald Trump lors de son annonce du 2 avril. La mise en scène de ce “Liberation Day” brisait les codes traditionnels de l’exercice. D’ordinaire, lors de telles cérémonies, le président ne s’avance pas seul, mais entouré de son équipe. Mardi, Howard Lutnick, le secrétaire au Commerce, fut réduit au strict rôle de faire valoir -qu’il endosse d’ailleurs avec un plaisir zélé- en amenant à Donald Trump ce tableau désormais si fameux sur lequel le monde découvrait avec effroi ce qui l’attendait.
Mon cher Stéphane, il pourrait être périlleux aujourd’hui de ne pas comprendre ce que signifie le fait qu’en moins de 100 jours, la Maison-Blanche s’est transformée en forteresse, que oui, « America First » signifie aussi « America Alone » et que Donald Trump et les thuriféraires qu’il a rassemblés autour de lui selon de purs critères de loyauté seront déterminés à aller jusqu’au bout. Nonobstant les divisions qui commencent à lacérer l’équipe dont les « insiders » washingtoniens font de plus en plus état, on peut aussi penser que sous le feu désormais vif et répété des critiques, l’équipe au pouvoir développera au contraire une mentalité d’assiégée. Opposer des arguments rationnels, des faits à une idéologie imposera à tous d’autres manières de traiter avec les Etats-Unis. Les matrices mentales et les pratiques diplomatiques habituelles seront rudement mises à l’épreuve. C’est dans ce contexte très particulier et dans l’impossibilité de comprendre vraiment les objectifs réels et la finalité du lancement de cette guerre commerciale que l’ensemble du monde doit maintenant imaginer sa réponse.
Incompétence, confusion, contradiction forment le cadre du nouveau jeu. Le monde se pressera sans doute à Washington. Mais qui voir ? Et surtout, qui croire ? Il aura fallu des décennies d’histoire partagée pour construire la confiance entre l’Amérique et ses alliés. Et une boucle Signal ainsi qu’un après-midi dans la roseraie de la Maison-Blanche pour la détruire.
Cher ami, je suis, comme à chaque fois, impatient de te lire.
-Philippe
Cher Philippe,
Je constate que le ton de ta missive s’est à juste titre durci au sujet de l’administration Trump. Mais au vu de ce qu’on vient de vivre cette semaine, il me paraît nécessaire en effet de changer de ton. A mes yeux, le 2 avril 2025 incarne le point précis de la bascule du monde dans un nouveau paradigme. On a longtemps dit que la Chine allait un jour dépasser les Etats-Unis, mais les récents problèmes économiques et démographiques de l’Empire du Milieu ont ralenti voire rendu moins probable cette hypothèse. Le 2 avril pourrait pourtant bien être ce moment où la première puissance mondiale a commis la faute de trop. Celle par laquelle les Etats-Unis non seulement se coupent, comme tu le dis, de tous ses alliés à travers le monde, mais où elle détruit tout ce qui a fait sa force et sa prospérité.
Peu importe les balances commerciales déficitaires, les Etats-Unis ont été jusqu’ici l’incarnation et le promoteur du commerce international et de la mondialisation heureuse. C’est dans cet esprit qu’ils avaient mis en oeuvre le plan Marshall qui visait bien sûr à reconstruire l’Europe, mais aussi à en faire un acteur majeur avec lequel commercer. C’est aussi dans cet esprit qu'ils avaient jugé bon de laisser la Chine adhérer à l’Organisation mondiale du commerce en 2001. Ils étaient tellement investis dans la globalisation des échanges qu’ils ont été surpris de constater les effets néfastes du processus sur l’industrie américaine de la Rust Belt dont tu as pu constater le déclin dans les années 1980 déjà. Délocalisation, destruction d’emplois due à la compétition de la Chine, automatisation.
Aujourd’hui, dans une logique revanchiste, Donald Trump veut récupérer brutalement tout ce que l’Amérique aurait perdu pendant des décennies dans des échanges commerciaux jugés “inéquitables” avec le reste du monde. Ce acte politique est d’une extraordinaire dangerosité. Il risque de saborder les chaînes d’approvisionnement qui ont permis au commerce international de prospérer et de rendre les Etats de la planète toujours plus interdépendants. Il va saper l’un des piliers de l’économie américaine: son ouverture, sa capacité d’adaptation. L’autre grand danger est de nature politique. En déclarant la guerre commerciale avec le monde, Donald Trump va exacerber le nationalisme économique et politique, surtout si la récession se fait jour. On l’a vu dans les années trente après que le Congrès eut adopté la loi Smoot-Hawley sous l’égide du président Hoover. La conjugaison d’une crise de la démocratie, de la montée des extrêmes droites et d’un nouveau nationalisme économique est la recette pour détruire la coopération internationale et créer les conditions d’une future guerre. Au vu de cela, la mise en scène absurde du 2 avril dans la roseraie de la Maison-Blanche est un acte irresponsable.
Des actes de rébellion très localisée semblent commencer à se faire jour, même au sein d’un Parti républicain sans colonne vertébrale, qui a jusqu’ici endossé comme les membres d’une secte, la politique de destruction du gourou Trump. Mais ce n’est, cher Philippe, loin d’être suffisant pour enrayer la machine destructrice trumpienne. Les manifestations à travers tous les Etats-Unis ce 5 avril sont un geste nécessaire, mais lui aussi insuffisant. Face à l’adversité, le pouvoir trumpien risque de se radicaliser. Il a déjà montré, par sa politique d’intimidation, des tendances fascistes qu’on voit dans la manière de purger l’administration fédérale, d’expulser des étudiants qui n’ont fait qu’exprimer une opinion qui ne sied pas avec la doxa de la Maison-Blanche.
Aujourd’hui, on ne sait pas quelle est la vraie logique du président américain qui sous-tend les droits de douane imposés à la planète entière. Il estime que cela permettra de réindustrialiser l’Amérique. Je n’y crois pas. L’économie américaine aujourd’hui prospère avant tout avec ses services, gros pourvoyeurs d’emplois. Ce n’est pas en cherchant à restaurer une industrie du passé que le pays va rétablir un passé idéalisé. J’y crois d’autant moins que, comme toi, je vois mal des multinationales décider d’aller s’installer aux Etats-Unis dans un contexte d’insécurité économique, politique et constitutionnelle majeure. Pour les patrons de ces sociétés, rien n’est pire en termes d’investissement que de ne pas savoir où va le pays.
Quant à l’argument du Bureau ovale (qui contredit l’objectif de réindustrialisation) selon lequel les revenus des droits de douane imposés rapporteraient 6000 milliards de dollars à l’Etat fédéral et permettraient de compenser la future baisse d’impôts massive que Donald Trump souhaite mettre en oeuvre, c’est une réthorique que j’ai déjà entendue et qui ne m’impressionne pas. En 2017, Trump 1 disait déjà qu’il allait financer la baisse d’impôts massive - qui a surtout bénéficié aux grandes fortunes et aux sociétés - par la croissance de l’économie américaine qu’il voyait à 4%. L’Amérique n’a pas connu une telle croissance et Donald Trump a alimenté la lourde dette américaine de 4500 milliards de dollars supplémentaires.
Cher Philippe, pour moi, il ne fait aucun doute que le chaos aux Etats-Unis va aller croissant. Et c’est précisément cela qui me fait dire qu’on pourrait basculer très rapidement dans un nouveau monde. Je te donne, cher Philippe, un exemple concret pour l’illustrer. J’en discutais récemment avec un collègue. Pékin vient de tenir de puissantes manoeuvres autour de Taïwan. On sait que l’objectif du président Xi Jinping est de mettre un jour la main sur l’île au régime démocratique. Certains parlaient d’un horizon de dix ans, d’autres de 2049 à l’occasion des 100 ans de la République populaire de Chine. Cela pourrait arriver beaucoup plus vite si Pékin voit dans le chaos majeur qui risque de s’installer outre-Atlantique une fenêtre de tir à exploiter. Une prise de Taïwan pourrait intervenir dans les deux ans à venir. Le cas échéant, on peut douter que l’administration Trump fasse quoi que ce soit pour l’empêcher. Et si Taïwan tombe dans l’escarcelle de Pékin quasiment sans coup férir, il en sera fini de la crédibilité des Etats-Unis en tant que garant de la sécurité des alliés asiatiques dont la Corée du Sud et le Japon. Je te laisse imaginer, cher Philippe, les conséquences que cette marginalisation de l’Amérique aurait sur la région indo-pacifique.
Comme tu le constates, j’ai moi aussi pensé que durcir le ton était de mise et surtout nécessaire.
Avec mes amitiés,
Stéphane
vos analyses sont d’une pertinence glaciale ! 😰😰😰