#25: Trump, 9 ans plus tard? Le même constat. En pire
Sommes-nous en train d'assister à la bascule dans une crise continue?
Mon cher Philippe,
Tout semble s’accélérer et potentiellement se dégrader pour Donald Trump et son administration. Quatre jours après le début des manifestations à Los Angeles que Donald Trump a choisi, largement par provocation, de réprimer par la force en envoyant des centaines de réservistes et de Marines, l’escalade semble programmée entre le président et Gavin Newson, le gouverneur démocrate de l’Etat et l’un de ses plus virulents adversaires. On entre avec ces événements dans un autre registre de Trump 2, qui voit naître un nouveau niveau d’instabilité, tandis que d’autres dossiers épineux, de l’Ukraine à la guerre commerciale, restent sans résolution. Mon cher Philippe, la situation actuelle, même si elle est plus agitée qu’on ne pouvait honnêtement l’imaginer, est à mes yeux l’aboutissement logique de ce que j’avais anticipé sous Trump 1. D’où, d’entrée de jeu dans cette missive, un quizz :
D’où viennent les propos suivants? L’élection de Donald Trump, le 8 novembre, “fut pour moi un 11-Septembre, car l’élection d’un candidat aussi dépourvu de respectabilité, de vision, de sens du bien commun, a bafoué ma conception du vivre-ensemble, des règles élémentaires de culture du compromis, pierre angulaire de la démocratie”. Et cette phrase? “L’impensable élection à la Maison- Blanche d’un homme d’affaires, milliardaire, prédateur sexuel et raciste.”
Je ne vais pas maintenir le mystère très longtemps avant de frapper le buzzer : c’est ce que j’écrivais le 12 novembre 2016 dans le dernier papier publié après mes cinq ans passés aux États-Unis. L’article en question paru dans Le Temps m’avait valu une invitation à l’émission radiophonique “Médialogues” de la RTS. L’animateur m’avait généreusement tendu le micro, car il estimait que j’avais “dépassé les bornes” du journalisme en recourant à des qualificatifs manifestement trop durs aux oreilles des auditeurs de Suisse romande.
Un peu moins de neuf ans plus tard, mes mots ne seraient pas considérés comme excessifs, mais plutôt bien en deçà de la réalité. Donald Trump 2 a dépassé toutes les lignes rouges qu’un citoyen défenseur de la démocratie aurait tracées. L’envoi extraordinairement problématique, politiquement et légalement parlant, de militaires en Californie, après la guerre que mène Donald Trump contre Harvard et les étudiants étrangers auxquels il veut refuser tout visa pour les États-Unis annoncent des jours sombres et difficiles pour les États-Unis. Certaines élites ont certainement une part de responsabilité dans la déliquescence du pays, mais vouloir détruire Harvard, symbole de l’expertise, du savoir, de la recherche et du questionnement intellectuel représente une forme ultime d’avilissement qui satisfait la base trumpienne dont les élites sont le diable incarné.
“Donald Trump est en train de saboter sauvagement l’un des formidables atouts du pays: des universités de qualité exceptionnelle qui ont, à travers la recherche, permis des innovations extraordinaires”.
Face au rouleau compresseur trumpien, il est choquant, cher Philippe, de constater que la prestigieuse université de Cambridge, dans le Massachussets, est en réalité livrée à elle-même. Pas de véritable soutien des autres universités du pays. Or qu’attaque Donald Trump? Des institutions académiques qui, du fait de la jeunesse des étudiants notamment, tendent à être plus à gauche qu’à droite, mais surtout qui incarnent l’esprit critique, tout ce que déteste l’autocrate Donald Trump. Le prétexte? Combattre l’antisémitisme qui sévit sur le campus d’Harvard. Professeur à Harvard et auteur du livre “How Democracies die”, Steven Levitsky a eu des mots percutants dans une interview qu’il a récemment accordée à la journaliste Christiane Amanpour sur CNN: il y a des antisémites sur le campus, mais il y en a beaucoup plus dans l’administration Trump.
Donald Trump est en train de saboter sauvagement l’un des formidables atouts du pays: des universités de qualité exceptionnelle qui ont, à travers la recherche, permis des innovations extraordinaires. Vouloir par ailleurs rendre impossible aux 250 000 étudiants chinois présents aux États-Unis de poursuivre leur parcours universitaire constitue une ineptie sans nom. Kathleen Kinsbury, une éditorialiste du New York Times, racontait récemment le même type d’ineptie dont s’était rendue coupable l’Amérique du maccarthysme. En l’occurrence l’histoire du Chinois Quian Xuesen, un physicien qui développa les premiers missiles balistiques à l’Institut de la technologie de Californie et au Massachusetts Institute of Technology. Il fut nommé colonel au sein de l’US Air Force, participa au Projet Manhattan (développement de la bombe atomique) et fut même chargé d’aller interroger des scientifiques nazis en Allemagne. Quian Xuesen voulait que le premier homme dans l’espace soit américain et travaillait au développement d’une fusée dans ce sens.
Tout s’arrêta quand le FBI frappa à sa porte un matin. En plein maaccarthysme, il fut déporté à Pékin lors d’un échange avec une dizaine de prisonniers de guerre américain. Que fit alors Qian Xuesen? Il développa le même type de technologie de missile et d’armes pour la Chine cette fois. On lui attribue le fait d’avoir permis à la Chine de devenir une superpuissance.
Voilà pour l’anecdote, cher Philippe. Mais retour à la réalité américaine. Ce qui m’interloque outre-Atlantique, c’est la manière dont le pays manque de réaction face à un président américain qui fait plonger le pays dans l’autoritarisme. Pour l’heure, les courts de justice résistent, mais jusqu’à quand? Permets-moi, Philippe, de poursuivre ma réflexion avec une autre anecdote révélatrice du climat qui règne outre-Atlantique: ces jours-ci, les membres du Congrès débattent d’une loi budgétaire qui pourrait causer l’effondrement des marchés financiers et placer la dette américaine dans une spirale dangereuse. Le projet de loi pourrait ajouter entre 2500 et 4000 milliards de dollars à la dette, devrait provoquer des coupes dans Medicaid qui pourraient priver 13 millions d’Américains de couverture médicale. Pourtant, les médias, même traditionnels, continuent d’appeler ce projet de loi avec les mêmes mots que Donald Trump: “Big Beautiful Bill”. Or ces vocables donnent un caractère inoffensif voir très attrayant à une loi qui serait sans doute la pire chose dont les États-Unis ont besoin: elle ferait exploser encore davantage les inégalités criantes du pays. Les mots devraient avoir un sens pour les journalistes. Je leur recommanderais d’arrêter de reprendre la rhétorique trumpienne pour parler d’une chose aussi sérieuse.
Pour conclure, laisse-moi, cher Philippe, parler d’un personnage très connu en Suisse alémanique, un peu moins en Suisse romande: Konrad Hummler. Ancien président du Conseil d’administration de la NZZ, mais surtout patron jusqu’en 2013 de la plus ancienne banque privée suisse, Wegelin, il est persuadé que Donald Trump a, derrière les humiliations qu’il inflige à ses invités dans le Bureau ovale (Zelensky, Ramaphosa, etc), une vrais stratégie: retirer l’Amérique de son rôle hégémonique qu’il n’a plus les moyens d’assumer. Dans un livre intitulé “De la Relation avec l’Amérique (Vom Umgang mit Amerika)”, il explique ce qu’il comprend de la politique menée par Donald Trump. Dans un article du Temps, il s’explique: “L’intervention du vice-président américain J. D. Vance, particulièrement virulent contre le président ukrainien devant les caméras du monde entier, «était de toute évidence planifiée, tout s’est déroulé selon le scénario prévu, ce qui laisse penser que l’administration américaine suit un plan plus vaste, et que l’action de Trump ne se limite pas aux comportements erratiques et insensés qui lui sont souvent prêtés.»
Tu ne seras pas étonné, Philippe, que je trouve Konrad Hummler bien optimiste. Donald Trump n’est pas seulement en train de saper à dessein le rôle hégémonique de l’Amérique, il sabote le pays entier avec ses institutions. Je me permets de mentionner à nouveau le démantèlement de l’USAID (Agence américaine de développement). Avant Donald Trump, on a finalement peu parler de cette agence dans les médias. Or elle a joué un rôle fondamental, illustrant la relative générosité des États-Unis même si celle-ci s’exprimait pour défendre des intérêts aussi nationaux.
Konrad Hummler estime qu’il faut composer avec l’administration Trump et félicite l’attitude adoptée ces jours-ci par le Conseil fédéral. Ce positionnement du banquier zurichois ne me surprend pas. J’étais dans la salle du Tribunal du Southern District de Manhattan quand Hummler faisait face au juge Jed Rakoff. Ce dernier était impitoyable. Le banquier, qui avait voulu prendre l’Amérique de haut en pleine crise du secret bancaire, en avait payé le prix fort: il dut fermer la banque Wegelin. Je peine à penser qu’il tienne les démocrates dans son coeur. C’est sous la présidence de Barack Obama que les banques suisses ont dû passer à la caisse et que le secret bancaire a volé en éclats. Aujourd’hui, il comprend la stratégie Trump. Mais suffit-il de la comprendre? Elle est dévastatrice pour les États-Unis et le reste du monde.
Par ce poste, j’en ai bien conscience Philippe, je ne te facilite pas ton atterrissage à Genève après une parenthèse culturelle exceptionnelle au Pays du Soleil levant. Mais je reste persuadé que la situation du trumpisme suscite encore chez toi nombre de réflexions qu’il vaut la peine de partager.
Je te sais à nouveau sur le départ. Enjoy!
-Stéphane
Mon très cher Stéphane,
Tu devrais proposer à ton animateur qu’il te réinvite ! Nous sommes, je le pense aussi, à un tournant important du second mandat de Donald Trump, comme le 2 avril et le lancement de la guerre commerciale le fut déjà. Nous sommes à un moment où ce qui a été mis en mouvement risque de devenir dangereusement incontrôlable. Cela peut conduire à un désordre absolu et généralisé de l’action politique, et à un état de crise constante. Dans le cas de Los Angeles et de la violente répression d’une manifestation contre la politique d’immigration de la Maison-Blanche, le mouvement de protestation était certes entachée de quelques violences isolées. Mais le président américain exagère la menace posée à l’ordre public alors qu’il avait lui-même initialement refusé l’intervention de la garde nationale pour protéger l’insurrection contre le Capitole. Ce contraste fait dire à certains des commentateurs américains les plus avisés que par cet acte qui ne peut qu’enflammer les choses, Donald Trump cherche précisément, par une provocation délibérée, à instaurer les conditions qui lui permettrait de déployer régulièrement des troupes afin de réprimer toute manifestation de résistance à sa politique. C’est assez sombre, et pour beaucoup nullement exagéré ou impossible. L’ancien secrétaire au travail de Bill Clinton, Robert Reich, voit dans ce qui se passe, les premiers mouvements de l’avènement de « l’Etat policier de Donald Trump ». « Le Rubicon a été franchi », estime, très inquiet, le conservateur anti-trumpien Bill Kristol, héritier de la tradition républicaine conservatrice dans un post extrêmement pessimiste : « Trump et ses apparatchiks ne peuvent que nous entraîner progressivement sur la pente glissante sur laquelle ils nous ont lancés. La normalisation du déploiement routinier et illimité de l'armée sur le territoire national exige que le public s'habitue à cette rupture avec les pratiques historiques. Mais la rupture a été annoncée ». Et Bill Kristol
de conclure : Les Américains se soucient-ils suffisamment de notre démocratie pour s'opposer à cette usurpation ? Je ne sais pas. Je l'espère. Je crains que non ».
Ceci intervient alors que la coalition entre le mouvement MAGA et la Silicon Valley vient d’éclater avec l’implosion spectaculaire de l’alliance entre Elon Musk et Donald Trump.
Te lire nous rappelle à tous avec quelle rapidité Donald Trump a mis l’Amérique à mal sur tous les plans, moraux, intellectuels, politiques, économiques, scientifiques et culturels. Et maintenant constitutionnels. Elle en paiera, j’en suis persuadé, un prix terriblement élevé et probablement durable. Et par effet de ricochet, le reste du monde avec.
Face à une telle situation, la question de ton banquier n’a plus guère de sens. La vraie question n’est pas de savoir si Donald Trump a une stratégie, mais bien de quelle manière la probable décomposition continuelle de son projet va maintenant se poursuivre.
A très vite!
-Philippe