Mon cher Stéphane,
Voilà bien longtemps que nous ne nous sommes pas vus. Je t’écris, ordinateur sur les genoux, d’une salle d’embarquement bondée. Au kiosque, je me suis laissé tenter par le dernier Philosophie Magazine de juin, dont la couverture se demande: « Comment se changer les idées ? » Recettes multiples et regards intéressants sur quelques pages. Rien que je n’avais déjà essayé. Mais comme toujours avec ce genre de lecture, on en sort tout de même momentanément réconforté de savoir qu’on n’est pas complètement seul à se poser la question. Le problème avec Donald Trump, puisque que c’est évidemment de lui que je te parle, est qu’il est une machine à provoquer de l’accoutumance, anxiogène pour certains, enchanteresse pour ses partisans. Pour combien de temps encore? Cela reste à voir, j’y reviens plus bas.
Dans ce cercle vicieux, l’effort demandé pour une détox est donc héroïque puisque chacune de ses saillies, chacune de ses actions, tant sur la substance que la forme, ne fait justement que produire ce chaos qui nous englouti. C’est, on le sait, son but et sa tactique.
Mon cher Stéphane, comme tu l’as sans doute déjà deviné, c’est par la force des circonstances que j’écris ce bref commentaire d’actualité que je partage avec toi alors que le Moyen-Orient est plongé dans l’incertitude totale et que les ramifications possibles de ce qui vient de se passer sont simplement impossibles à prévoir, y compris pour le président américain et son équipe. Celui qui en 2016 avait fait campagne sur son opposition à la guerre en capitalisant sur l’échec de celle de Georges W. Bush en Irak, celui qui, en 2024, il y a moins de six mois, affirmait que le succès de son second mandat serait aussi mesuré à l’aune des guerres auxquelles il mettrait fin et aussi celles dans « lesquelles il ne s’engagerait pas », celui qui prétendait vouloir offrir un sursis de quinze jours à la diplomatie–un leurre délibéré comme le révèle le New York Times– a donc opté pour la volte-face complète quoique pas totalement surprenante alors que l’on pouvait encore espérer que la raison prévaudrait. S’alignant sur Israël, il a choisi d’entrer en guerre contre l’Iran.
Rapportant dans ton journal sur les pourparlers diplomatiques de Genève entre Européens et Iraniens, tu écrivais à juste titre que ces discussions semblaient offrir une chance, la dernière peut-être, à la diplomatie pour résoudre ce conflit naissant. Ces espoirs furent donc vite douchés. Les alliés européens, avertis quelques heures à peine avant le décollage de B-2, se retrouvent une fois de plus marginalisés par les Etats-Unis. « L’ordre ou le désordre du monde est désormais patent. Seule compte la force. Aux Européens d’enterrer leurs illusions et de s’y préparer », commente, réaliste, inquiet et un tantinet amer l’ancien ambassadeur français à New York Gérard Araud.
Avec America First, c’est toute sa relation avec l’altérité que l’Amérique refaçonne de manière radicale.
En décidant d’y recourir, Donald Trump pourrait bien avoir fait le pari politique le plus osé et possiblement le plus dangereux de sa présidence, premier mandat y compris ; celui de profondément fractionner la base des électeurs qui l’a amené au pouvoir. Tu le sais Stéphane, pour cette base-là et ceux qui au-delà de Donald Trump l’inspirent, la promesse de Donald Trump de mettre fin aux conflits, et surtout de ne pas engager le pays dans des aventures militaires à l’étranger faisait office de promesse sacrée. Au même titre d’ailleurs que sa croisade contre l’immigration. Elle était à leur yeux la garantie qu’America First signifiait Americans First, que leurs préoccupations quotidiennes seraient entendues et respectées, que ce président passerait les autres, l’étranger, le monde au second plan. Avec America First, c’est toute sa relation avec l’altérité que l’Amérique refaçonne de manière radicale. Je doute ainsi, dans ces conditions, que les mots du secrétaire à la Défense Pete Hegseth qui déclarait après l’attaque que « de nombreux présidents ont rêvé de porter le coup de grâce au programme nucléaire iranien, mais qu’aucun n'y est parvenu avant le président Trump », convaincront la base MAGA que cette entrée en guerre, car c’en est une, était nécessaire et justifiable. Cela d’autant plus qu’au travers de ses déclarations Donald Trump semble désormais endosser cet habit de va-t-en-guerre avec un certain plaisir. Fasciné par la force et la puissance militaire, délibérément ou pas ignorant de l’effet que les mots d’un président américain peuvent avoir et provoquer, le voilà déjà qui promet d’autres actions militaires possibles contre Téhéran.
Tout cela passe très mal chez les MAGA hardcore, qui ne sont pas loin de se sentir trahi par Donald Trump. « Une écrasante majorité des Américains ne veut pas être impliquée dans tout ça », tonnait Steve Bannon, l’un des défenseurs les plus écoutés et les plus influents de la base populiste de Donald Trump, qui juste au dernier moment a tenté de dissuader le président de prendre cette route. “Je ne souhaite ni mener ni financer les guerres de l’état nucléaire d’Israel”, vitupère la députée Marjorie Taylor-Greene, soutien indéfectible de Trump au Congrès et égérie du noyau dur MAGA. L’animateur de radio Tucker Carlson dénonçe lui une action irresponsable et nullement justifiée de surcroît face au fait qu’aucune « preuve tangible n’existe », que l’Iran possédait ou était en passe de posséder une arme nucléaire. Le disant, il ne faisait d’ailleurs que confirmer les propres analyses des renseignements américains que Donald Trump a choisi de ne pas suivre et celles de l’Agence internationale sur l’énergie atomique sur la finalité incertaine du programme d’enrichissement d’uranium des iraniens. Quelle que soit la manière dont Washington décrit l’opération et la justifie, il s’est agi là d’une attaque préventive, sans urgence.
Stéphane, qu’en penses-tu, Donald Trump aurait-il perdu son extraordinaire aptitude à lire les aspirations profondes de ses électeurs en prenant le pari qu’il pourrait impunément bafouer les promesses solennelles et répétées qu’il leur avait faites ? Ou au contraire, a-t-il fait le calcul qu’elle finira par le suivre ?
La réponse, à n’en pas douter, dépendra aussi d’un autre pari, militaire lui, qu’il a également pris en décidant de cette attaque : que trop affaibli, l’Iran n’aura pas les capacités à réagir et qu’il pourra alors se targuer d’avoir conduit une opération militaire de portée limitée qui lui aura permis, avec la destruction de l’appareil nucléaire iranien, d’atteindre un objectif que ses prédécesseurs et leurs alliés n’étaient pas parvenus à concrétiser par la diplomatie?
A très vite pour en parler de vive voix.
Amitiés,
Philippe
Cher Philippe,
Je vois que même le grand large et la navigation n’ont suffi à te maintenir longtemps à l’écart de l’actualité mondiale. Oui, ce qui s’est passé ce week-end est historique et critique. Cela te surprendra peut-être, mais mon dernier éditorial dans le Temps qui s’est croisé avec ta missive dit à peu près la même chose.
Oui, les Etats-Unis et l’Iran sont deux ennemis invétérés depuis la révolution iranienne de 1979. L’antiaméricanisme est un mythe fondateur de la révolution. Il ne faut donc pas s’étonner si des chants de “mort à l’Amérique” résonnent régulièrement dans les rues de la République islamique. Mais sous la présidence de Barack Obama et en coopération avec la France, le Royaume-Uni, la Chine, la Russie et l’Allemagne, il avait pourtant été possible de conclure un accord significatif pour cadrer le programme nucléaire iranien. Ce fut un accomplissement diplomatique majeur. Mais comme tout ce qui venait de Barack Obama, Donald Trump le détruit. En déchirant le JCPOA (Plan commun global d’action) en 2018 déjà , Donald Trump avait ouvert la boîte de Pandore. Or, aujourd’hui, qu’a obtenu Trump 2.0? En 2015, les puissances négociatrices auraient aimé intégré dans l’accord le programme de missiles balistiques de l’Iran ainsi que son rôle nuisible dans la région par le financement de milices alliées. Mais les diplomates n’y parvinrent pas. Aujourd’hui, il ne reste plus rien de tout ça, aucun accord et plus de 400 kg d’uranium enrichi à un taux proche de ce qui est nécessaire pour fabriquer une bombe atomique, une coopération déficiente entre Téhéran et l’AIEA. On a reculé.
Donald Trump, lui, affirme que le programme nucléaire iranien est anéanti. C’est aller vite en besogne.
Tout dépendra de la riposte du régime des mollahs. Si elle est trop massive contre les intérêts américains, le pouvoir iranien pourrait disparaître, avec des conséquences encore incalculables et la possibilité d’un scénario libyen ou syrien dans le pays. Si elle est trop faible, le régime va perdre les dernières bribes de crédibilité qu’il lui reste. Donald Trump, lui, affirme que le programme nucléaire iranien est anéanti. C’est aller vite en besogne. L’expertise des physiciens nucléaires de la République islamique est toujours là. Téhéran pourrait désormas sortir du Traité contre la profliération des armes nucléaires et construire la bombe dans le plus grand secret. Si plusieurs présidents américains n’ont pas souhaité attaquer l’Iran, c’est pour une bonne raison. On ne se débarrasse pas d’un programme par les seules bombes.
Jamais depuis la création de la République islamique, les Etat-Unis n’avaient-ils osé s’en prendre ainsi à l’Iran. J’exclus de l’analyse l’épisode du sauvetage raté des otages américains dans le désert d’Iran orchestré par l’administration de Jimmy Carter que tu avais couvert des Etats-Unis lorsque tu couvrais ta première campagne présidentielle. Il n’est pas exagéré je crois de penser qu’après ces frappes, l’Amérique pourrait potentiellement être entraînée dans une guerre du type de celle livrée en Irak. Le simplisme de la réponse trumpienne découle de la nécessité pour Trump d’engranger une “victoire”. Son bilan sur le plan extérieur est désastreux. Mais cette méthode consistant à mépriser la diplomatie et à privilégier la force brutale pourrait se payer cher. Si Donald Trump semblait initialement convaincu par la nécessité de trouver un accord avec Téhéran, tout a changé quand les Iraniens ont refusé la proposition de Washington et quand Israël a présenté à l’Amérique ses objectifs militaires pour mettre à genoux le programme nucléaire.
Aujourd’hui, le secrétaire d’Etat Marco Rubio appelle l’Iran à retourner à la table de négociation. Quelle crédibilité donner à la diplomatie américaine? Elle a aidé à coordonner les pourparlers de Genève entre la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’UE et l’Iran. Pour mieux torpiller, comme tu le dis Philippe, les Européens. Difficile aussi malgré tout de faire confiance à l’envoyé spécial de la Maison-Blanche pour traiter avec Téhéran: Steve Witkoff. Quand le JCPOA a été conclu, cela est venu après l’extraordinaire travail diplomatique d’un professionnel comme Bill Burns. Witkoff-Burns: c’est le choc de deux mondes, celui de l’incompétence et celui du professionnalisme.
A entendre les républicains, Donald Trump a réussi un coup magistral en attaquant et apparemment en détruisant les sites nucléaires iraniens. Donald Trump a des tons ces jours-ci qui rappellent ceux du président George W. Bush qui voulait reconfigurer le Moyen-Orient pour le rendre démocratique. Donald Trump a déjà parlé d’un éventuel projet de transformer Gaza en “Riviera du Moyen-Orient”. Là, il pourrait ne pas chercher à dissuader le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou de changer le régime des mollahs. Une perspective qui évoque le fiasco de 2003 pour stopper Bagdad d’acquérir des armes de destruction massive. La dévastatrice guerre d’Irak avait été justifiée par des mensonges. Aujourd’hui, sous l’influence de Netanyahou, l’administration Trump a dramatisé la situation en précisant que Téhéran était sur le point d’obtenir la bombe. Aucune preuve ne l’atteste. Oui, le spectre de la guerre en Irak est décidément à nouveau bien présent ces jours.
Je suis partant pour un café.
Amitiés,
Stéphane