#4: Wall Street, K-Street et les milliardaires s'installent à la Maison-Blanche: l'OPA hostile contre les institutions
A propos de la ploutocratie
Cher Philippe,
Tu te souviendras sans doute puisque tu y étais à cette époque que quand le président Jimmy Carter quitta la Maison-Blanche en janvier 1981, sa société de production de cacahouètes à Plains, en Géorgie, était en très mauvaise posture: un million de dette. Le démocrate pensait même qu’il allait devoir mettre la clé sous la porte. Pendant les quatre ans de sa présidence, il avait placé son entreprise dans un “blind trust”, une fiducie sans droit de regard, pour éviter les conflits d’intérêts. Quarante-trois ans plus tard, autre époque, autre président. Pour son second mandat au Bureau ovale, Donald Trump invite milliardaires, lobbyistes, PDG à participer à ce qui va sans doute devenir la présidence la plus corrompue dans l’Histoire des Etats-Unis.
Philippe, si Donald Trump avait pris quelques vagues précautions durant sa première présidence, il n’a désormais plus aucune gêne à exposer au grand jour des conflits d’intérêts de grande ampleur qui vont s’accumuler au cours des quatre prochaines années. Au cours de son premier mandat pour lequel il promettait de “drainer le marais” de Washington, il a tout de même utilisé son hôtel, le Trump International Hotel sur la Pennsylvania Avenue, à deux pas de la Maison-Blanche pour héberger à des prix majorés les membres du Secret Service, le service de protection du président. Aujourd’hui, l’hôtel a été vendu… Entre 2017 et 2021, le beau-fils, Jared Kushner s’était vu confier des négociations au Moyen-Orient, mais il continuait à faire des affaires dans la région. A la fin de l’administration Trump, il a touché la somme de deux milliards de dollars du Saudi Investment Fund dans le cadre d’un contrat d’affaires.
Dès le 20 janvier 2025, les précautions ne semblent plus nécessaires au futur président républicain. Susie Wiles, qui a dirigé la campagne de Trump et qui a été nommée cheffe de cabinet, était une lobbyiste jusque-là auprès de la société Ballard Partners en Floride. En 2018, le magazine Politico avait dénommé le fondateur de cette société “le lobbyiste le plus puissant dans le Washington de Trump”. Comme le souligne The Atlantic, une autre personnalité de l’administration Trump 2.0 était aussi une lobbyiste dans la même société: Pam Bondi pressentie pour devenir la future ministre de la Justice. A l’époque, ses clients comprenaient le gouvernement du Qatar, Uber et Amazon. Le futur probable secrétaire aux Transports, Sean Duffy, était également un lobbyiste. La situation est claire: c’est comme si K-Street élisait soudainement domicile au 1600, Pennsylvania Avenue, soit à la Maison-Blanche. Qu’entend-on par K-Street? C’est un grand boulevard de Washington où sont concentrés un nombre incroyable de lobbies dont les pressions sur le Congrès et les élus sont considérables.
Par ailleurs, nombre de figures de l’industrie seront également intégrées dans l’équipe Trump dont le possible futur secrétaire au Commerce, Howard Lutnick, PDG de la société financière Cantor Fitzgerald, Linda McMahon, ex-patrone de la World Wrestling Entertainment (catch) qui devrait devenir la future secrétaire à l’Education.
Le 47e président, qui se dit répondre aux préoccupations du peuple américain a par ailleurs choisi plusieurs milliardaires pour son cabinet gouvernemental: Elon Musk dont le rôle de tsar de l’efficience gouvernementale demeure encore très flou, Vivek Ramaswamy qui devrait l’accompagner dans cette mission, Scott Bessent, probable secrétaire au Trésor, Jacob Isaacman, futur patron de la Nasa et Howard Lutnick. Au total, ces richissimes Américains représentent ensemble plus de 360 milliards de dollars.
Washington a beau avoir été en partie bâtie sur un marais- le “swamp” en anglais que Donal Trump affirme vouloir assécher– la seconde administration de Donald Trump représente l’aboutissement d’un capitalisme qui ne connaît plus de limites et qui est prêt à s’emparer de la politique comme on achèterait une résidence secondaire. Le marais pourrait s’approfondir et devenir infesté.
Le dévoiement de cette future administration qu’on verra sans doute rapidement pourrait bien être encore accentué par un autre phénomène: Donald Trump, qui avait pourtant toujours pesté par le passé contre les cryptomonnaies, pourrait bien devenir le président du bitcoin comme le nomme le New York Times. Il se félicite de virer l’actuel patron de la SEC (le gendarme de Wall Street) Gary Gensler qui refusait de tout déréguler au profit des cryptomonnaies. En nommant Paul Atkins à la SEC après le départ de Gary Gensler le 20 janvier prochain, Donald Trump poursuit le travail de démolition des institutions. Il veut faire des cryptomonnaies une succes story dont les premiers bénéficiaires seraient ses fils qui ont investi dans de telles monnaies. Dès que Paul Atkins sera en fonction, toutes les actions en justice contre des acteurs accusés de fraude ou de blanchiment en lien aux cryptomonnaies pourraient être abandonnées.
Le danger, considérable, est de donner aux cryptomonnaies une importance démesurée et de les faire entrer dans le circuit habituel de la finance. On l’a vu depuis l’élection de Trump le 5 novembre, leurs cours à la bourse ont explosé sans que cette croissance ait un lien effectif avec la réalité. En cas d’explosion de la bulle crypto, une fois que ces monnaies seraient intégrées dans les affaires normales, c’est un effondrement financier auquel on assisterait.
La cryptomonnaie est le symbole suprême de la présidence Trump 2.0. Elle met à mal le rôle majeur et incontournable de la Banque centrale américaine, la Réserve fédérale. Gary Gensler, le patron de la SEC, en était conscient et refusait de leur donner trop d’importance. Avec Paul Atkins, tout va changer. Les cryptomonnaies sortent du cadre institutionnel et ouvrent la boîte de Pandore. C’est sans doute ce que cherche à faire Donald Trump.
Qu’en penses-tu? Je suis curieux de te lire.
-Stéphane
Mon cher Stéphane,
Il y a une ironie, en l’occurrence mordante au vu du contexte, à parler de « cacahouètes » quand on parle de milliards. Difficile, en effet, en te lisant, de ne pas conclure que l’Amérique de Trump & Co est en passe de devenir la définition même d’une ploutocratie. Comme l’écrivait Ernest Renan à une autre époque, « une ploutocratie est un état de la société où la richesse est le nerf principal des choses, où l’on ne peut rien faire sans être riche, où l’objet principal de l’ambition est de devenir riche, où la capacité et la moralité s’évaluent généralement (…) par la fortune. » Elon Musk est aujourd’hui la figure emblématique de ce moment qui voit une poignée de personnes, dont la richesse dépasse l’entendement, façonner la politique de la future administration après avoir contribué à faire élire le prochain président. On sait maintenant que le patron de X a investi près de 250 millions de sa fortune personnelle durant la campagne, devenant après l’élection de Donald Trump et au vu de sa proximité avec lui, potentiellement le deuxième homme le plus puissant du monde*.
Mais si Musk en est le plus fortuné, ce club de milliardaires est bien plus large : les membres désignés du prochain gouvernement pèsent en effet collectivement plus de 10 milliards de dollars. Il y a quelque chose d’infiniment troublant dans ces chiffres. (J’avais écrit malsain dans ma première version) Cette dernière élection américaine n’est bien sûr pas la première où l’argent a joué un rôle si considérable. Depuis longtemps, tous les candidats aux présidentielles se sont entourés des plus fortunés pour tenter de conquérir la Maison-Blanche. Le même scénario se répète quand ils cherchent à se faire réélire. Mais pour simplifier, disons tout de même que deux caractéristiques distinguent Trump de certains de ses prédécesseurs récents. Il a changé d’échelle, et, comme tu le soulignes, Stéphane, les conflits d’intérêts sont pour lui, et donc pour ceux qui l’entourent, de l’ordre du parfaitement naturel et deviendront la règle. Personne à la tête de l’Etat ne s’en souciera, le locataire de la Maison-Blanche criera aux “fake news” quand ils seront révélés. On est donc loin de Trump et de son hôtel. En comparaison, celles-ci tiennent de peccadilles mercantiles sans réelles conséquences. Depuis longtemps déjà, Musk gagne des milliards de dollars par année grâce aux contrats qui le lient au gouvernement américain. La dépendance du Pentagone à l’encontre du patron du réseau de satellites StarLink est totale. Voilà qui pose des questions de sécurité nationale. La Chine est le plus gros marché de Tesla. Quelle influence cette situation aura-t-elle sur la politique commerciale du futur président ? Qui fera des faveurs à qui ? Qui en bénéficiera ?
La politique américaine est depuis très longtemps malade de son argent. Les réformes profondes du système de financement des campagnes n’ont jamais abouti, historiquement souvent défaites par le parti républicain, mais également parce qu’elles n’étaient que très mollement défendues par les Démocrates. Le Congrès avait légiféré après le scandale du Watergate, né en partie du financement illégal de la campagne de Richard Nixon.Tout a empiré en 2010 quand revenant sur près de 60 ans d’interdiction faite au big business de financer directement des candidats, la Cour suprême a fait sauter tous les verrous. « C’est une énorme victoire pour les grandes compagnies pétrolières, les banques de Wall Street, les compagnies d’assurance et les autres lobbies puissants qui mobilisent chaque jour leur influence à Washington pour étouffer les voix des Américains ordinaires », avait alors déclaré Barack Obama.
Il apparaît aujourd’hui que les Américains ordinaires s’en plaignent, mais, au fond, qu’ils s’en accommodent. La culture de l’argent est devenue religion.
-PHM
Cher Philippe,
En décembre 2011, je rencontrais à Barnes & Noble dans l’Upper West Side à Manhattan Jeffrey Sachs, l’économiste devenu grand défenseur du climat. Il publiait son livre “The Price of Civilization”. Connu pour les thérapies de choc appliqués aux économies d’Europe de l’Est dans les années 1990 (notamment en Russie) qui furent un cuisant échec, Jeffrey Sachs a manifestement changé de cap ou, diront les mauvaises langues, retourné sa veste. Il m’a rapidement parlé des torrents d’argent qui inondent les campagnes électorales et qui corrompent la démocratie.
Il y a pourtant eu un vrai effort en 2001 pour réformer le financement des campagnes électorales, m’avait-il rappelé. Les sénateurs républicain et démocrate John McCain et Russell Feingold avaient réussi à faire adopter le McCain-Feingold Act pour limiter les contributions aux campagnes électorales. La loi fut promulguée par George Bush fils malgré ses réticences. Mais plusieurs décisions du pouvoir judiciaire éroderont cette nouvelle législation. Et comme tu le soulignes Philippe, l’arrêt Citizens United de la Cour suprême a planté le dernier clou dans le cercueil de la loi McCain-Feingold.
A la fin de la discussion, Jeffrey Sachs me tint les propos suivants: “La société américaine d’aujourd’hui se caractérise par des inégalités en termes de fortune et de pouvoir qu’aucune autre démocratie à haut revenu ne connaît. L’Europe, le Japon et les Etats-Unis ont tous trois été soumis aux forces de la globalisation. Mais à la différence des deux premiers, aux Etats-Unis, les gouvernements ont agi contre les intérêts des pauvres et ont défendu les intérêts des couches les plus favorisées de la société par leur politique fiscale, leur politique anti-syndicale et leur politique de dérégulation. Il y a une concentration incroyable de pouvoir et de fortune chez les plus privilégiés. Wall Street a bénéficié d’une forte déréglementation et a pu agir en toute impunité. La classe moyenne et les pauvres en ont fait les frais.”
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