Cher Philippe,
La victoire de Donald Trump le 5 novembre dernier ne fait l’objet d’aucune discussion. Le républicain a gagné les sept Etats pivots qui importaient dans la course à la Maison-Blanche. Il a même gagné le vote populaire de quelque 2,2 millions de suffrages. Ce ne fut pas un raz-de-marée, mais une victoire confortable: 313 grands électeurs pour Trump contre 226 pour la Démocrate Kamala Harris.
Le Républicain a réussi à convaincre notamment les classes laborieuses à voter pour lui. Un électorat qui était traditionnellement favorable aux Démocrates mais que ces derniers ont fini par perdre en s’enfermant trop dans le confort d’une élite déconnectée des réalités de “l’Amérique d’en-bas”. Joe Biden avait réussi à surmonter l’obstacle. Aujourd’hui toutefois, les Démocrates restent sonnés, sans savoir comment rebondir.
Du côté de certains électeurs de Trump, la réalité leur revient comme un boomerang. Ils réalisent qu’avoir glissé un bulletin pour le milliardaire de Mar-a-Lago n’est peut-être pas le geste qui va les aider à entamer une vie plus prospère. Le Washington Post a fait une plongée dans la ville de Newcastle en Pennsylvanie (25 000 habitants, à une heure au nord de Pittsburgh) pour sonder l’humeur des partisans de Trump un peu plus de deux mois après la présidentielle. Que nous révèle le reportage, cher Philippe? Lori, une mère célibataire qui vit dans un minuscule appartement avec son fils de 17 ans et qui est contrainte de dormir dans le salon, travaille comme consultante fiscale à temps partiel. Sa situation précaire l’a poussée à abandonner le Parti démocrate pour voter pour Trump. Elle soutenait par le passé les Clinton. Elle déclarait à cet égard au quotidien de la capitale: Trump “est plus à l’écoute des besoins de chacun et non seulement des riches”. Elle ajoutait: le Républicain”sait que ce sont les pauvres qui l’ont élu. C’est pourquoi je pense qu’il en fera davantage pour nous aider.”
Un habitant sur quatre à Newcastle vit en dessous du seuil de pauvreté. Pour la première fois en 70 ans et Dwight Eisenhower, un Républicain (Trump) a gagné la présidentielle dans cette ville. 50% des électeurs de ménages gagnant moins de 50 000 dollars par an ont voté pour le milliardaire de Mar-a-Lago. Kamala Harris n’a obtenu que 48% des suffrages dans cette tranche de la population. En comparaison, Joe Biden avait remporté le vote dans cette catégorie d’électeurs avec 11 points d’écart, Hillary Clinton avec 12 points d’avance et Barack Obama 22 points.
Nombre d’habitants de Newcastle touchent une aide au logement, des bons d’aide alimentaire et Medicaid, l’assurance-maladie pour les plus démunis. Les plus âgés touchent leur “Social Security”, leur retraite (AVS en Suisse). Quelque 90% des étudiants venant de familles défavorisées bénéficient de repas gratuits à midi. Leur crainte désormais, c’est qu’Elon Musk et Vivek Ramaswamy, à la tête du l’unité “DODGE” (Département de l’efficacité gouvernementale), tranchent dans ces programmes sociaux.
Même scénario en Californie. En novembre, l’électorat agricole le plus important des Etats-Unis, les agriculteurs de Californie, a voté pour Trump qui a promis de lever les restrictions relatives à l’usage de l’eau, notamment dans la Vallée centrale, le grenier des Etats-Unis. Mais aujourd’hui, raconte Politico, ces cultivateurs réalisent qu’il y a une vraie contradiction dans les promesses du 47e président américain: à quoi bon lever les restrictions pour l’utilisation de l’eau s’il n’y a pas la main-d’oeuvre pour faire le travail? Car Trump a promis de mener des expulsions en masse d’immigrants sans papier, qui représentent pourtant plus de la moitié de la main-d’oeuvre agricole en Californie.
La peur anime désormais certains agriculteurs. La première administration Trump avait mené des “raids” dans des fermes d’élevage de poulets dans le Mississippi. Mais aussi dans une fabrique de traitement de produits agricole dans le Nebraska, arrêtant plus d’une centaine de travailleurs clandestins.
Cher Philippe, ces deux exemples illustrent une chose: Donald Trump a su parler à l’électorat le plus défavorisé, mais aussi aux agriculteurs, plus conservateurs. Tous deux pourraient toutefois subir les foudres du DODGE d’Elon Musk et de Vivek Ramaswamy. Ils montrent aussi le travail considérable qu’a le Parti démocrate pour combler le fossé qui le sépare des classes laborieuses. Mais il ne semble pas saisir les enjeux du moment et de la défaite. Récemment, la congressiste du Bronx, Alexandria Ocasio-Cortez ambitionnait de se faire élire par ses pairs au poste de numéro un des démocrates dans une commission du Congrès. Les pontes du parti ont préféré élire un septuagénaire, par ailleurs malade, empêchant un changement générationnel et l’émergence d’une ligne politique plus en phase avec les classes laborieuses.
Kamala Harris a fait un virage à droite pour tenter de convaincre les Républicains anti-Trump de voter pour elle. Elle a aussi bénéficié du soutien de tout l’establishment démocrate, de Barack et Michelle Obama à Oprah Winfrey en passant par Beyoncé. Le message ne pouvait passer auprès des plus défavorisés. Donald Trump a saisi le moment et a transformé l’essai le 5 novembre. Qu’est-ce que cela t’inspire, cher Philippe?
-SB
Salut mon cher, je vais t’avouer que là tu me prends un peu au dépourvu; je ne me suis pas penché sur le sort des Démocrates depuis longtemps, plongé dans ma tentative de comprendre le projet trumpien, les courants libertariens qui l’animent et sa finalité. Au-delà, si c’est possible, de l’écume et des clichés sur “the art of the deal” ou “la négociation par la provocation”. En tentant de ne pas me laisser entraîner dans ce tourbillon communicationnel incessant et savamment orchestré par Trump pour saisir l’attention par tous les moyens. Comme toi sans doute, j’ai hâte d’entendre le discours d’investiture de Donald Trump lundi et de le voir finalement de retour à la Maison-Blanche pour pouvoir enfin juger sur pièce. Mais oui, en effet, et comme tu fais bien de le rappeler, sa victoire fut incontestable. Et vu le climat de polarisation du pays, heureusement aussi incontestée.
Tu dis les Démocrates “sonnés”. Difficile d’imaginer qu’ils ne le soient pas. Il y a quelque chose de terriblement cruel pour les perdants dans le jeu politique, surtout quand ils ne s’attendaient peut-être pas à une telle défaite. Nous avons ces jours une belle illustration de ce “vae victis” avec les auditions du Sénat qui doivent confirmer les nominations de Donald Trump pour les plus hautes responsabilité de sa future administration. Ayant perdu le contrôle de la Chambre haute, à 47 membres, les Démocrates savent que, selon toute probabilité, ils ne parviendront pas à rallier suffisamment de Républicains à leur cause, même pour bloquer la nomination des désignés les plus controversés. Les vainqueurs sont alignés et les quelques Républicains qui ont encore des velléités d’indépendance et qui avaient émis des réserves sur certaines nominations sont semble-t-il rentrés dans le rang. Dans ces conditions, l’opposition démocrate a opté pour mettre en lumière à travers un questionnement rigoureux les éléments qui devraient à leurs yeux disqualifier les plus controversés. L’audition de Pete Hegseth, nommé pour le poste de secrétaire à la Défense, accusé de harcèlement sexuel - dénoncé par sa propre mère - , de malversations financières, d’alcoolisme et d’islamophobie fut dans ce sens exemplaire à plusieurs titres. Rompu à l’art de l’esquive, après avoir nié en bloc toutes les accusations contre lui pourtant recueillies sous serment par le FBI, l’ancien animateur de Fox News a systématiquement refusé de répondre aux questions qui ne demandaient pourtant qu’une réponse par un oui ou un non. Sa présence devant les sénateurs étaient déjà en soi une surprise. Les questions relatives à son caractère et à sa personnalité auraient en effet déjà dû le disqualifier. La tactique des Démocrates à tout de même permis de révéler l’ignorance crasse en affaires internationales et sécurité du prochain chef du Pentagone. Elle fut révélée en un seul échange, initié par la sénatrice démocrate Tammy Duckworth, une ancienne militaire décorée, grande blessée de guerre. “Combien l’Association des Nations du Sud-Est asiatique (ASEAN) compte-elle de membres”, lui demanda t-t-elle. “Nous avons des alliés au Japon, en Corée du Sud et en Australie”, sénatrice. Elle: “Aucun de ces pays ne sont membres de l’ASEAN.” J’en finis avec Hegseth en rappelant, c’est d’une importance cardinale, qu’il a par le passé exprimé de très sérieux doutes sur les Conventions de Genève, dont le CICR est le garant. Elles brideraient selon lui les capacités des militaires américains à se battre contre des adversaires qui ne les respectent pas, notamment les terroristes. Et qu’il avait défendu des soldats américains reconnus coupable de crime de guerre.
Mais cela ne suffira probablement pas à bloquer sa confirmation, la première depuis quatre administrations successives qui ne sera pas bi-partisane. Les soutiens très organisés orchestrés par l’entourage de Donald Trump pour sauver une candidature qui paraissait au départ compromise ont une fois de plus habilement joué de leur opposition à ce qu’ils appellent “l’Etat administratif” ou le “deep state”, les deux expressions étant plus ou moins synonymes. A leurs yeux, et manifestement l’argument a fait mouche avec les sénateurs, le Département de la défense est devenu une énorme bureaucratie dominée par des civils, qui se serait éloignée de sa mission première, la capacité à combattre. Il ne servirait plus les militaires en uniforme, dans une trahison de sa vocation.
En cohérence avec la vision trumpienne du monde qui se déploiera pleinement dès lundi, dans le cas du Pentagone et, selon les mots mêmes d’Hegseth, les responsables de cet affaiblissement sont “les généraux « woke» et les dirigeants des académies militaires d'élite qui ont créé une armée dangereusement faible et « efféminée » en promouvant la diversité, l'équité et l'inclusion. « Les fils et les filles blancs de l'Amérique s'en vont, et qui peut les en blâmer? », dit-il. Au moment où l’on doit se réjouir du cessez-le-feu annoncé à Gaza, difficile tout de même de ne pas relever l’ironie du fait que, financée inconditionnellement par les États-Unis depuis des décennies et avec les conséquences effroyables que l’on connaît depuis la guerre entre Israel et le Hamas, l’armée d’Israël, la plus admirée par les responsables américains est justement parmi les plus diverses, les plus équitables et les plus inclusives. Chez nous, c’est accesoirement le même projet d’inclusivité qui vient en partie de coûter sa place à la conseillère fédérale Viola Amherd…
Pour en revenir aux Démocrates et au désenchantement de certains électeurs républicains qui font l’objet de ton billet, je persiste à penser que l’opposition fait face à une tâche herculéenne dans sa tentative de se reconstruire, ou plus justement de se redéfinir. Elle n’y parviendra pas avant longtemps. C’est une guerre culturelle, davantage qu’une élection que la Parti démocrate a perdue, un combat sur des valeurs qui sont maintenant violemment assaillies par la contre-révolution menée par Donald Trump. Un sondage Gallup réalisé en décembre révèle même qu’une majorité des Américains, souvent par des pourcentages extrêmement élevés, considèrent que dans la plupart des domaines, le changement climatique , la santé, la défense nationale, le travail, le mandat de Joe Biden a été marqué par une “perte de terrain” et non pas par une progression. Seule la défense des LGBT, estiment les sondés, a gagné du terrain. Tu seras d’accord que ça en dit long sur la profondeur de la déroute.
-PHM