#3: Les conspirationnistes bientôt au cœur du pouvoir américain
Mon cher Stéphane,
Une partie du brouillard dont je parlais la semaine dernière se lève. À chaque jour qui passe, à chaque nouvelle nomination, l’évidence commence à s’imposer: les conspirationnistes sont en passe d’investir la future administration américaine. L’un deux, le sénateur David Perdue, qui a largement financé les efforts juridiques de Donald Trump pour contester la défaite de ce dernier en Géorgie en 2020, vient d’être récompensé par un poste d’ambassadeur à Pékin, le poste clé de la diplomatie américaine dans le contexte d’une rivalité sino-américaine qui pourrait encore se durcir.
Dans un retournement saisissant de l’histoire, les incitateurs et partisans des assaillants du Capitole, incités par Donal Trump, trouvent grande ouverte la porte de la future administration américaine. On peut craindre qu’ils mènent, de l’intérieur cette fois, leur assaut contre les institutions avec la même violence et le même zèle. À plusieurs reprises durant sa campagne, le futur président avait promis à ses électeurs qu’il serait leur « justicier », celui qui les vengerait du vol de son élection en 2020 par le « deep state », un Etat profond fait de fonctionnaires et de commis de l’Etat qui, selon lui, n’auraient jamais reconnu sa légitimité et auraient conspiré pour le chasser du pouvoir. « Nous démolirons le deep state , nous nettoierons notre appareil de sécurité nationale et nos services de renseignement de ces agents corrompus qui sont nombreux», a-t-il régulièrement promis durant ses meetings. Une armée de fidèles serviteurs loyaux, dont certains sont aujourd’hui récompensés par des nominations à des postes à très haute responsabilité, n’a pas attendu pour se mettre au travail et préparer cette campagne de revanche. A commencer par Kash Patel, ancien fonctionnaire du Département de la justice que le futur locataire de la Maison-Blanche souhaite installer à la tête du F.B.I.
Pour Patel, le “deep state” va bien au-delà de la bureaucratie. Dans Gangsters in Government: The Deep State, the Truth and the Battle for our Democracy, un brûlot revanchard dont la lecture est aussi édifiante qu’instructive, Patel n’hésite pas à sensiblement élargir la notion de cet Etat profond. Il y inclut, dans l’ordre, des « élus, l’ensemble de la mafia des fake news du corps de presse », qui « servent de propagandistes et de diffuseurs de désinformation au service des élites dirigeantes. » Il y ajoute les barons de la Silicon Valley, à l’exception sans doute d’Elon Musk qui n’avait pas encore fait son entrée en scène quand Patel écrivait son livre.
S’inspirant directement de Vladimir Poutine, Patel accuse les ONG, qui à ses yeux servent de lobby au Parti démocrate, diffusent la propagande de la «gauche radicale» et introduisent le wokisme au Pentagone. Mais mes « adversaires les plus résolus, » écrit-il au sujet de son passage au Département de la justice « étaient des membres non élus de la bureaucratie fédérale qui pensent qu’ils ont le droit de diriger l’Amérique », plutôt que le Congrès ou le président. Pour Patel, dont le ton conspirationniste traverse le livre, le “deep state” n’est pas une « ligue internationale qui se réunit annuellement à Davos, à l’ONU ou à l’OMS pour débattre de la domination globale ». Non, ce sont des fonctionnaires fédéraux qui « travaillent dans l’ombre », qui n’hésitent pas, « à travers leurs réseaux », à jouer de tous les instruments, des arcanes bureaucratiques aux contraintes légales, pour diffuser de la désinformation ou pour utiliser leurs positions à des fins politiques. La conclusion de son ouvrage est une longue liste nominative de coupables qu’il faudrait sans doute, selon lui, poursuivre en justice. On y trouve, par ordre alphabétique, dans un inventaire assez grotesque, tous ceux que Donald Trump dit vouloir purger de l’Etat, à savoir l’actuel président Joe Biden, des membres de son cabinet, des fonctionnaires voire même les collaborateurs du président républicain du premier mandat qui ont osé témoigner durant son procès en destitution.
Plusieurs listes du même type circulent ailleurs, avec des centaines de noms. Si l’annuaire de Patel est le plus en vue, c’est en partie en raison de la publication de son livre. C’est surtout que Donald Trump, qui le promeut sur son réseau social, dit vouloir l’utiliser comme « plan pour éliminer tous ces gangsters du gouvernement. D’autres loyalistes du président élu sont à l’unisson de Kash Patel.
Pam Bondi, choisie pour diriger le Département de la justice après l’implosion de la candidature du clivant Matt Gaetz, s’était déjà réjouie qu’une fois de retour au pouvoir, « les procureurs qui ont inculpés Trump seront inculpés. » L’homme pressenti pour diriger l’Agence de protection de l’environnement (EPA) considère que « poursuivre Trump en justice équivalait à la répression de Vladimir Poutine contre Alexy Navalny. »
Radicale et organisée, financée par la Heritage Foundation, à l’origine du fameux Project 2025, l’American Accountability Foundation appelle au licenciement des employés du Département de Homeland Security qui, selon elle, auraient failli dans la protection de la frontière sud. L’association s’est donnée pour mission de « mener des recherches et des investigations agressives afin de diffuser un message conservateur et de mener des enquêtes parlementaires », à l’encontre de ceux qu’elle vise.
Voilà qui rappelle les plus sombres moments du maccarthysme. Nombreuses sont celles, parmi les personnes visées, qui ne se sentent plus en sécurité. Dans ce climat tendu, certains révèlent avoir un bagage prêt et de l’argent pour quitter leur domicile à la hâte. Les fidèles de Trump n’excluent rien et sont prêts à répandre de fausses accusations, à mener des opérations de harcèlement fiscal, voire lancer des commissions d’enquête parlementaires contre d’anciens élus.
Eux aussi visés par Donald Trump et par ses électeurs, les médias traditionnels américains les plus réputés décrits depuis longtemps comme les «ennemis du peuple» pourraient dès janvier être arbitrairement sanctionnés par la nouvelle administration. L’équipe de Trump parle déjà de réduire leur accès à la Maison-Blanche, de poursuivre en justice ceux qui publient des documents confidentiels. Prélude assuré à l’autoritarisme, le muselage complet de la presse n’est plus à exclure. « Nous vous parlerons quand vous ferez du journalisme », répond le porte-parole de Donald Trump au New Yorker, l’un des magazines américains les plus réputés et exigeants en matière de vérification des faits. Un média sérieux qui s’alarme après un longue enquête documentée à l’idée que Pete Hesgeth, homme au passé d’alcoolique, accusé de violences sexuelles, puisse le 20 janvier prochain se trouver propulsé à la tête du Pentagone avec un accès aux codes nucléaires.
La bascule vers les réseaux sociaux, X en tête, et vers la fachosphère, véhicules de désinformation massive, semble en voie d’achèvement.
La déraison et l’irrationalité ont gagné aux ÉÉtats-Unis. C’est à la fois inquiétant et vertigineux.
« Le sujet idéal d’un régime totalitaire n’est pas le nazi ou le communiste convaincu, mais la personne pour qui la distinction entre les faits et la fiction, entre le vrai et le faux n’existe plus », écrivait Hanna Arendt il y a trois quarts de siècle.
La confusion créée par la désinformation t’inspire-t-elle un commentaire, Stéphane?
-Philippe
Cher Philippe,
Merci de ton mot.
Oui, je partage ton analyse selon laquelle les États-Unis seraient dans une phase de pré-maccarthysme. Je ne suis pas le seul. Le président actuel, Joe Biden, prévoit de procéder à des “pardons préventifs” pour ceux qui pourraient être visés par Donald Trump et la liste de personnes citées par Kash Patel. L’intention du démocrate peut paraître absurde, car il gracierait notamment des collaborateurs qui n’ont commis aucun crime. Parmi les personnalités dont il serait question, il y aurait l’éminent docteur Anthony Fauci qui a mené la riposte à la pandémie de Covid-19 aux États-Unis, mais aussi le sénateur Adam Schiff qui avait mené, en tant qu’élu de la Chambre des représentants, la première procédure en destitution du président Donald Trump. Cette affaire est révélatrice de l’état de confusion dans lequel Joe Biden va quitter la Maison-Blanche en janvier prochain. Institutionnaliste par excellence, image qu’il a toutefois fortement écornée en pardonnant son fils Hunter Biden, le président démocrate semble prendre la mesure du danger majeur que pose Donald Trump. Adam Schiff lui-même n’est toutefois pas favorable à un tel pardon préventif, estimant que la Justice était tout à fait à même de faire son travail.
Ce qui m’interpelle particulièrement aujourd’hui, c’est la peur anticipatrice que provoque l’arrivée future de Donald Trump au Bureau ovale. Le président élu et son équipe ont manifestement réussi, avec leurs déclarations incendiaires et les nominations choquantes pour le futur cabinet du 47e président, à instiller un climat de terreur qui paralyse déjà nombre d’acteurs. C’est ce climat combiné à une désinformation permanente qui créé les conditions d’un pouvoir autoritaire. À la fin de la campagne présidentielle 2024, le sénateur républicain Mitt Romney avait fini par avouer qu’il n’avait pas apporté son soutien à la démocrate Kamala Harris bien qu’il ait refusé de voter pour Trump. Motif: il craignait les représailles et les intimidations du camp Trump. Cette peur est contagieuse. Dans une opinion publiée dans le magazine The Atlantic, David Frum, un éditorialiste conservateur réputé et ex-speechwriter de George W. Bush à qui l’on doit l’expression “Axe du Mal” pour qualifier l’Iran, l’Irak et la Corée du Nord, raconte une anecdote qui en dit long sur l’attitude de certains journalistes et les craintes que suscite Donald Trump. Invité à l’émission “Morning Joe” sur la chaîne progressiste MSNBC, il fut interrogé à propos d’une enquête de NBC relative aux habitudes de gros buveur de celui qui est encore pressenti pour devenir le ministre de la Défense Pete Hegseth, qui fut un commentateur à Fox News. Il donna l’exemple de John Tower, un sénateur texan que George Bush père voulait nommer à la tête du Pentagone et qui avait le même problème d’alcoolisme. Puis David Frum lâcha: “Si vous êtes trop saoûl pour Fox News, cela veut dire que vous êtes vraiment très très ivre.” Ces propos n’ont pas plus au producteur de “Morning Joe”. L’une des animatrices de l’émission, Mika Brzezinski, s’est senti obligé d’excuser les propos tenus par Frum. Avec son mari Joe Scarborough, cette dernière n’avait cessé de fustiger le “fasciste” Donald Trump. Il y a peu de temps, le couple Brzezinski-Scarborough s’envolait pour Mar-a-Lago pour rencontrer en privé Donald Trump, provoquant l’ire des journalistes.
-Stéphane