#11: Les Américains sous hypnose?
La résistance commence à s'organiser. Mais changera-t-elle le cours des choses ?
Mon bon Stéphane,
Qui pour arrêter Trump ? Qui pour interrompre ce qui apparaît à beaucoup avec l’assaut d’Elon Musk contre le gouvernement fédéral comme un coup d’état silencieux, sans chars d’assaut et sans statues renversées, sans effusions de sang? Les renversements de régime d’aujourd’hui se sont dématérialisée, remarque l’historien Tim Snyder. Washington n’est pas Damas. Je t’écris pour parler résistance. Car, oui, mon cher, comme toi, je scrute, mais ne vois rien, j’écoute et je n’entends rien. Où sont les manifestations de masse, aux Etats-Unis mais aussi à l’étranger, qui avaient marqué la première élection de Donald Trump?
“Avec un Congrès docile et la rue calme, les adversaires du président s’en remettent au pouvoir judiciaire et comptent sur une volée d’actions en justice. Mais les tribunaux seront-ils capables de traiter les cas?” s’interroge le New York Times, qui dénombre près de 40 plaintes à ce jour. (Elles sont suivies au jour le jour ici ) Ces juges sont “fous” dénonce déjà le nouveau président. Des actions en justice “illégales”, “les juges ne sont pas aptes à à contester le pouvoir légitime de l’Exécutif” entonne le vice-président, dénonçant de facto le principe de la séparation des pouvoirs.
Les Démocrates menacent et commencent à donner de la voix. Mais sans majorité au Congrès, complètement désorganisés, on voit encore mal comment ils envisagent d’enrayer la machine. En réponse à des actions immédiates, deux juges courageuses qui s’exposent à être violemment prises à partie par la Maison-Blanche tentent de bloquer d’urgence l’accès de la swat team des hackers assemblés par Elon Musk aux systèmes informatiques du Trésor américain et les licenciements annoncés des employés de l’USAID, l’agence d’aide américaine.
“Musk est en train d'armer les infrastructures de paiement, d'information et physiques du gouvernement américain en contournant les structures politiques qui sont censées limiter l'action unilatérale de l'exécutif”.
Le Trésor gère l’ensemble des paiements fédéraux, de la Sécurité sociale (l’équivalent de l’AVS) aux paiements effectués aux gouvernements des 50 Etats de l’Union, mais aussi aux pays et aux ONG récipiendaires d’une aide désormais suspendue. Il vaut la peine de s’arrêter sur les efforts d’Elon Musk et de son équipe face à ces enjeux. Les professeurs en relation internationales Henry Farrel et Abraham Newman, qui dans un livre récent avaient expliqué comment les Etats-Unis ont depuis plus de 20 ans mis la main sur l’ensemble des dispositifs techniques et informatiques afin d’assurer leur suprématie économique sur leurs alliés et leurs rivaux, écrivent aujourd’hui qu’Elon Musk et Donald Trump semblent faire au gouvernement américain ce qu’il avait fait au reste du monde : “transformer la plomberie invisible du gouvernement fédéral en une arme politique contre leurs adversaires. (…) Le DOGE de Musk est en train d'armer les infrastructures de paiement, d'information et physiques du gouvernement américain de manière très similaire, en contournant les structures politiques qui sont censées limiter l'action unilatérale de l'exécutif. Tout comme lorsque les États-Unis ont militarisé l'économie mondiale il y a plus de vingt ans, il est difficile pour les destinataires de comprendre exactement ce qui leur arrive.”
La Maison-Blanche de Donald Trump affirme au Washington Post que « chaque action prise par le gouvernement Trump-Vance est légale et en conformité avec les lois fédérales » et ajoute car il faut rester “on message”, que ces efforts ne “représentent que des tentatives de ne pas respecter la volonté du peuple américain de sécuriser la frontière, de revitaliser l’économie et de revenir à une politique du sens commun.” Plusieurs experts légaux soulignent qu’aux termes de la Constitution, le Président est relativement libre de décider de la conduite des organes de l’exécutif comme il l’entend et que ces actions en justice pourraient n’avoir qu’un effet dilatoire.
Mon cher, tu sais, depuis les discussions que nous avions eues lors de la première campagne de Trump, que je suis convaincu qu’il est absolument impossible de comprendre la géostratégie, l’évolution de nos sociétés et notre propre rapport au monde sans comprendre comment, tous, sont conditionnés par la technologie.
“La réalité et ses simulations deviennent synonymes. Tandis que le pouvoir s’est déplacé, il n’agit plus par force ni par logique mais par la manipulation de nos perceptions”.
Lâche ton portable et suis-moi encore quelques minutes dans cette conviction car je pense que dans le contexte de cet échange, la question vaut le détour: la passivité et la résignation qui semblent avoir saisi les Etats-Unis aujourd’hui seraient-elle dues au fait que le pays serait littéralement sous hypnose? Telle est en tout cas la thèse du philosophe et médialogue de Hong Kong Jianwei Xun dans son ouvrage “Hypnocratie: Trump, Musk et l’architecture de la réalité”, disponible en anglais ou en italien. Les États-Unis, écrit-il dans un texte paru à la fin de l’année, vivraient en effet sous “hypnocratie “, soit un régime où, par la manipulation de notre attention, le pouvoir agit directement sur notre perception de la réalité. Xun me semble assez bien mettre en mots justes les forces à l’oeuvre derrière ce sentiment de vertige qui nous prend lorsque nous tentons de comprendre ce qui est train de se passer.
“La réalité a éclaté en mille réalités. Il n’y a plus de centre, plus de récit unifiant qui nous permette de faire sens du monde”, écrit-il. ” La réalité et ses simulations deviennent synonymes. Tandis que le pouvoir s’est déplacé, il n’agit plus par force ni par logique. (…) Donald Trump et Elon Musk sont les prêtres de ce nouveau paradigme.(…) Ensemble ils modulent nos désirs, réécrivent nos attentes et colonisent notre inconscient.”
Nous sommes, chez Xun, loin d’Orwell, de 1984 et de Big Brother. L’hypnocratie, écrit Xun, ne nous est pas imposée, elle n’agit pas par coercition, mais par séduction, puis par immersion, complète et totale. Elle n’est pas une forme politique, mais une condition. «L’hypnocratie ne gouverne pas. Elle n’a pas de centre, pas d’autorité visible. C’est un régime qui se développe par l’occupation : chaque espace et chaque moment sont remplis, chaque fragment de réalité est absorbé ».
Le pouvoir, écrit Xun, réside désormais dans la capacité à moduler les états de conscience de populations entières. Le temps lui-même doit devenir malléable sous la force de la suggestion : il se transforme en un espace psychique manipulable à volonté.
Nous assistons, impuissants, au remplacement du vrai par le faux, un faux que les réseaux sociaux ont aujourd’hui « industrialisé », relève Jianwei Xun.
« Les États-Unis et la Chine ne se développent pas simplement comme deux superpuissances en rivalité. Les plateformes de la Silicon Valley et les infrastructures numériques chinoises représentent différents modèles de production de la réalité et de leur gestion”.
Mais, selon le médialogue, l’hypnocratie a bel et bien un propos politique : libérer des paroles et des récits dans un dessein précis, le faire en nous faisant croire que nous serions libres de nos choix alors que l’algorithme règne suprême. La thèse de Xun n’est pas totalement nouvelle, les effets de notre soumission à des technologies conçues pour créer l’accoutumance sont largement documentés. C’est, après tout, le cœur même de l’un des fondements du capitalisme algorithmique. Mais son essai en décrit, avec Trump et Musk, la forme politique et idéologique la plus avancée.
Je partage ces lignes avec toi dans le contexte de l’aventure américaine. Mais c’est une évidence pour Xun que l’hypnocratie est en passe de devenir le lot de toutes les sociétés technologiquement avancées.
« Les États-Unis et la Chine ne se développent pas simplement comme deux superpuissances en rivalité. Les plateformes de la Silicon Valley et les infrastructures numériques chinoises représentent différents modèles de production de la réalité et de leur gestion. Elles illustrent deux différentes manières de structurer l’expérience humaine et la conscience ».
Mon cher, tu me sais bavard et passionné sur ces sujets. Nous reprendrons cette discussion à un autre moment. Pour en revenir au terrain politique américain immédiat, aux questions que je posais en ouverture de ce billet, ma digression t’aura déjà fait comprendre que, si Xun a vu juste, toute critique fondée sur la raison et la rationalité semble ainsi irrémédiablement vouée à l’échec ou qu’en tout cas les messages politiques traditionnels semblent inopérants.
Avec succès, Obama avait vendu l’espoir, Kamala Harris elle, en vain, la “joie”. Et Donald Trump pense lui que comme il l’avait confié au journaliste Bob Woodward que “le vrai pouvoir –je ne veux même pas utiliser le mot– c’est la peur.”
Serait-ce pour ça que dans le grand jeu de miroir que décrit Jaiwei Xun, Donald Trump aurait déjà abandonné le recours à la nostalgie de son Make America Great Again? En tout cas, dans un geste revanchard, il vient de le remplace le slogan de MAGA sur le site de la Maison-Blanche par celui d’“America is Back”, le slogan même de Joe Biden qui annonçait, en 2020, le retour des États-Unis dans le concert des nations et un rapprochement avec leurs alliés après Trump 1.
Et, lastly, comment Jaiwei Xun imagine-t-il la résistance au régime qu’il théorise. Peut-être, écrit-il, que le pouvoir révolutionnaire de ces technologies « ne réside pas dans une tentative de se réveiller de la transe dans laquelle nous sommes plongés, mais de comprendre comment ces états modifiés de consciences collectives pourraient offrir de nouvelles dimensions de notre expérience et de notre conscience. (…)Comment naviguer consciemment ces états transformés de notre conscience”.
Cher ami, je sors de ma transe et me remets au boulot !
-Philippe Mottaz
Haha, cher Philippe,
Te connaissant, je pensais bien que tu allais recourir à tes connaissances approfondies de la “tech” pour décrire ce qui est en train de se dérouler devant nos yeux. C’était d’ailleurs un des angles que tu avais exploité dans notre livre “#Trump, De la Démagogie en Amérique”. La théorie de Jaiwei Xun offre une clé de lecture fascinante de la situation américaine. Mais elle est aussi effrayante, laissant presque entendre que toute résistance traditionnelle par le recours à la rationalité sera vouée à l’échec. Je crois que tu as raison de souligner le caractère inédit des attaques des institutions et de l’Etat par l’administration Trump. La suppression de l’USAID, l’agence américaine de développement, a provoqué un séisme mondial. Elle pourrait coûter la vie à plusieurs millions d’individus à travers le globe menacés par le VIH/sida. Ce dimanche, la nouvelle secrétaire à la Sécurité intérieure, Kristi Noem, estime judicieux de supprimer FEMA, l’agence fédérale de gestion des situations d’urgence, arguant que les Etats pourraient gérer de telles situations de manière beaucoup plus efficace par rapport à “Washington”, ce marigot que Donald Trump veut soi-disant assécher et qu’il est pourtant en train d’inonder. Elle salue aussi la décision de l’administration de vouloir déporter des migrants illégaux basés aux Etats-Unis sur la base militaire américaine de Guantanamo à Cuba, bien qu’elle soit incapable de dire quels types de migrants y seraient envoyés.
Cher Philippe, je partage pleinement ton constat sur la menace que représente l’actuelle administration Trump et sa connivence avec la Big Tech de la Silicon Valley. Mais je suis moins pessimiste - ou je me force de l’être - que toi au sujet de la résistance à la démolition de la démocratie américaine. A voir comment les Démocrates semblent incapables d’orchestrer une riposte musclée et efficace à ce travail de démolition, tu m’accuseras de naïveté. Vois-y plutôt ma manière de conjurer le sentiment d’un inéluctable effondrement des institutions démocratiques états-uniennes. Je suis en bonne compagnie.
Chroniqueur et journaliste retraité du Washington Post - il est de la même génération que toi - E.J. Dionne a suivi tous les grands moments de la politique américaine de ces dernières décennies. Je me souviens de lui, carnet de notes à spirale et stylo à la main, tentant saisir le message que le candidat présidentiel Marco Rubio tentait de faire passer lors des primaires républicaines dans l’Iowa en 2016 avant qu’il ne finisse humilié par Trump, auquel il a fait allégeance.
E.J. Dionne en est aujourd’hui convaincu: “Le président Trump est en train de démanteler l’ordre constitutionnel du pays à une folle vitesse.” A ses yeux, les Démocrates feraient bien de se rendre compte que la politique et la stratégie qu’ils ont menées jusqu’ici ne fonctionneront plus pour contrer le rouleau compresseur Trump. “Ils ne peuvent plus choisir leur bataille”. Le combat ne s’articule plus autour d’une politique en particulier, mais autour de la préservation de l’Etat fédéral et de ses institutions démocratiques, autour de la croyance qu’une “république libre” est beaucoup plus souhaitable que la présence d’un “monarque”. Il ne faut pas s’étonner que le chroniqueur émérite du WaPo fustige l’attitude de plusieurs Démocrates du Congrès qui annoncent déjà leur volonté de coopérer avec Trump “partout où cela sera possible”. Pour E.J. Dionne, le Parti démocrate doit rapidement savoir ce à quoi il veut s’opposer avant de savoir pourquoi il veut se battre.
Cette inertie démocrate semble montrer que le parti n’a pas encore pris la pleine mesure de la catastrophe qui s’abat sur les Etats-Unis. Elle me renvoie, cher Philippe, à une époque que j’ai beaucoup couverte en tant que correspondant aux Etats-Unis: les années Obama. Plusieurs voix libérales s’étaient offusquées, lors de son deuxième mandat en particulier, qu’il cherche encore à jouer la carte “bipartisane” de la coopération avec les Républicains. Ces derniers, avec l’avènement du Tea Party en 2008-2009, n’avaient qu’un objectif: bloquer son administration du premier au dernier jour. L’ex-leader républicain du Sénat, Mitch McConnell, l’avait dit dès le premier jour: Barack Obama ne sera “qu’un président d’un mandat”. Face à l’obstructionnisme tous azimuts des Républicains, Barack Obama est resté prisonnier de la vision de la politique qu’il avait exposée aux Américains dans son discours (il était sénateur de l’Illinois) tenu à la Convention démocrate de Boston en 2004. Pour lui, il n’y avait pas “une Amérique bleue (démocrate) ou rouge (républicaine), mais une Amérique pourpre”.
Pour avoir une chance de jouer un rôle de vraie opposition, les Démocrates devront toutefois s’affranchir du carcan dont ils sont prisonniers en raison du rôle que l’establishment du parti continue de jouer et qui n’est plus adapté à la situation. Parmi ses plus dignes représentants, je pense au leader démocrate du Sénat, Chuck Schumer, qui n’a rien trouvé de mieux que d’appuyer le décret présidentiel de Donald Trump visant à sanctionner la Cour pénale internationale en raison du mandat d’arrêt qu’elle a émise contre le premier ministre Benyamin Netanyahou. Sa prise de position est en totale contradiction avec les valeurs dont le Parti démocrate a toujours voulu être le héraut. E.J.Dionne le relève: pendant la campagne présidentielle de l’automne dernier, le combat pour la démocratie pouvait apparaître comme quelque chose d’abstrait. Mais aujourd’hui, “il est terriblement concret”. Il exhorte les Démocrates à arrêter de penser que les questions compliquées qui interpellent l’Amérique n’intéressent pas les électeurs. Les Républicains, à ses yeux, ont bien compris qu’à force d’insister, ils arrivent à imposer des problèmes marginaux dans la conversation quotidienne des Américains.
Il serait injuste, cher Philippe, de mettre tous les Démocrates dans le même panier. Certains sont plus combattifs que d’autres. C’est le cas des Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez ou encore Elizabeth Warren. Mais aussi du sénateur Chris Murphy, très présent médiatiquement ces jours-ci, qui rappelle que “les démocraties ne durent pas éternellement”. Pour lui, les Etats-Unis sont confrontés à la crise constitutionnelle la plus grave de leur histoire. En tout cas depuis le Watergate. Je pense qu’elle est bien plus sérieuse.
Si les Démocrates sont encore sonnés, pourquoi suis-je moins pessimiste que toi, cher Philippe, sur l’émergence d’une résistance? Je sais que celle-ci ne viendra pas du Parti républicain qui accepte, tel l’adepte d’une secte, les propositions les plus insensées jamais émises de la Maison-Blanche. Elle pourrait venir de la société civile. La démolition de l’Etat fédéral aura un impact dévastateur sur certaines couches de la population américaine. Les protections mises en place pour protéger les citoyens contre certains excès du capitalisme américain ont été éliminées. Nombre de familles pauvres risquent de ne plus avoir accès à une assurance-maladie, à des bons alimentaires et à des repas gratuits à l’école pour les enfants les plus défavorisés. Le démantèlement de l’USAID risque de produire un effet boomerang pour les agriculteurs américains qui contribuent fortement à l’aide humanitaire dispensée par l’agence. L’expulsion de millions de clandestins va priver ces mêmes agriculteurs d’une main-d’oeuvre essentielle. Le sabotage de l’administration fédérale qui assure les versements de Social Security (équivalent de l’AVS), de Medicaid (assurance-maladie pour les plus démunis) et Medicare (assurance-maladie pour les plus de 65 ans) aura forcément des répercussions douloureuses pour nombre d’Américains dont certains ont pourtant voté pour Donald Trump.
Je n’arrive pas à imaginer que la brutalité des mesures prises par Trump et Musk ne provoque pas une contre-réaction. Elle n’a pas commencé, mais elle pourrait se faire jour dès que les premiers effets de la gestion chaotique de l’administration Trump seront visibles. Faisons le point dans quelques mois, cher Philippe. Et là, “you will be able to prove me wrong”, tu pourras me dire que j’avais tort.
-Stéphane Bussard
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